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CLYTEMNESTRE. – Oui, je le haïssais. Oui, tu vas savoir enfin ce qu'il était, ce père admirable ! Oui, après vingt ans, je vais m'offrir la joie que s'est offerte Agathe !… Une femme est à tout le monde. Il y a tout juste au monde un homme auquel elle ne soit pas. Le seul homme auquel je n'étais pas, c'était le roi des rois, le père des pères, c'était lui ! Du jour où il est venu m'arracher à ma maison, avec sa barbe bouclée, de cette main dont il relevait toujours le petit doigt, je l'ai haï. Il le relevait pour boire, il le relevait pour conduire, le cheval s'emballât-il, et quand il tenait son sceptre,… et quand il me tenait moi-même, je ne sentais sur mon dos que la pression de quatre doigts : j'en étais folle, et quand dans l'aube il livra à la mort ta sœur Iphigénie, horreur, je voyais aux deux mains le petit doigt se détacher sur le soleil ! Le roi des rois, quelle dérision ! Il était pompeux, indécis, niais. C'était le fat des fats, le crédule des crédules. Le roi des rois n'a jamais été que ce petit doigt et cette barbe que rien ne rendait lisse. Inutile, l'eau du bain, sous laquelle je plongeais sa tête, inutile la nuit de faux amour, où je la tirais et l'emmêlais, inutile cet orage de Delphes sous lequel les cheveux des danseuses n'étaient plus que des crins ; de l'eau, du lit, de l'averse, du temps, elle ressortait en or, avec ses annelages. Et il me faisait signe d'approcher, de cette main à petit doigt, et je venais en souriant. Pourquoi ?… Et il me disait de baiser cette bouche au milieu de cette toison, et j'accourais pour la baiser. Et je la baisais. Pourquoi ?… Et quand au réveil, je le trompais, comme Agathe, avec le bois de mon lit, un bois plus relevé, évidemment, plus royal, de l'amboine, et qu'il me disait de lui parler, et que je le savais vaniteux, vide aussi, banal, je lui disais qu'il était la modestie, l'étrangeté, aussi, la splendeur. Pourquoi ?… Et s'il insistait tant soit peu, bégayant, lamentable, je lui jurais qu'il était un dieu. Roi des rois, la seule excuse de ce surnom est qu'il justifie la haine de la haine. Sais-tu ce que j'ai fait, le jour de son départ, Électre ; son navire encore en vue ? J'ai fait immoler le bélier le plus bouclé, le plus indéfrisable, et je me suis glissée vers minuit, dans la salle du trône, toute seule, pour prendre le sceptre à pleines mains ! Maintenant tu sais tout. Tu voulais un hymne à la vérité : voilà le plus beau !
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Electre - Jean Giraudoux
À la fin de l'année 1936, Jean Giraudoux écrit Électre, une pièce qui sera représentée pour la première fois à Paris au printemps 1937. Ce texte s'inscrit dans la tradition de l'époque, où de nombreux auteurs comme Cocteau réécrivent les grands mythes antiques. Cependant, Giraudoux propose une approche originale en mettant l'accent sur la quête de la vérité plutôt que sur le simple désir de vengeance. En revisitant le mythe d’Électre, l’auteur explore la psychologie complexe des personnages, notamment celle de Clytemnestre, et transforme le drame en une réflexion sur la vérité et la culpabilité.
La scène 8 de l'Acte II est marquée par un revirement psychologique significatif. Jusqu’alors, Clytemnestre se trouvait sur la défensive, refusant d’admettre ses crimes et cherchant à justifier ses actions. Cependant, dans un retournement de situation, elle finit par avouer avec jubilation le meurtre d'Agamemnon. Ce moment, où elle semble trouver une forme de satisfaction dans l’aveu, soulève plusieurs interrogations sur sa culpabilité réelle. Est-elle aussi noire et coupable qu’Électre semble le croire, ou cet aveu est-il une manifestation d'une haine plus complexe et profonde qu'on ne l'imagine ?
La tirade de Clytemnestre, qui combine à la fois un aveu et une plaidoirie, nous plonge dans l’intimité de ses sentiments et de ses motivations. Elle ne se contente pas d'expliquer son acte, mais s'engage dans une réflexion sur la haine qu’elle nourrissait à l'égard de son mari, le roi Agamemnon.
Dans son discours, Clytemnestre dévoile une haine viscérale et profondément enracinée contre son mari. Elle décrit Agamemnon comme un homme détestable, ridiculisant ses gestes et son attitude : "Le seul homme auquel je n'étais pas, c'était le roi des rois, le père des pères, c'était lui !" L'évocation de la main de son mari, particulièrement du petit doigt qu'il relevait toujours, devient un symbole de sa détestation. Chaque geste d’Agamemnon est perçu par Clytemnestre comme une source de mépris et de violence, et elle l’associe à la souffrance de sa fille Iphigénie, qu'il a sacrifiée.
Le détail du petit doigt, qui apparaît plusieurs fois dans son récit, devient un élément symbolique fort. Il représente à la fois l’arrogance d’Agamemnon et l’impuissance de Clytemnestre face à cette domination. Ce geste, apparemment anodin, incarne pour elle le caractère détestable de son mari, son pouvoir oppressif et son indifférence envers ses souffrances.
L’aveu de Clytemnestre est tout sauf un simple acte de repentance. Au contraire, elle l’affiche presque comme un défi, une sorte de libération de son propre fardeau émotionnel. Elle se souvient des moments où elle a agi de manière dégradante pour apaiser son mari, comme lorsqu’elle le trompait. Mais derrière cette confession, il y a une logique de justification : "Le roi des rois n’a jamais été que ce petit doigt et cette barbe que rien ne rendait lisse." Pour Clytemnestre, Agamemnon n’a jamais incarné une grandeur réelle, mais seulement un personnage vide de toute substance, une figure de vanité et de cruauté.
Sa jubilation dans l’aveu suggère que son acte n’était pas seulement une réponse à une trahison personnelle, mais une réaction à un homme qu'elle perçoit comme une farce du pouvoir. L'expression de sa haine, exacerbée par le sacrifice d'Iphigénie, transforme la scène en un moment de catharsis où elle se libère de toute contrainte morale. Elle avoue non pas avec regret, mais avec une sorte de satisfaction maligne : "Voilà le plus beau !"
L'aveu de Clytemnestre dans cette scène marque un tournant majeur dans la pièce. Il révèle non seulement la profondeur de sa haine envers Agamemnon, mais aussi la complexité de sa culpabilité. Ce n’est pas simplement un crime de passion, mais un acte nourri par des années de rancœur, de souffrance et de manipulation. La jubilation qu'elle éprouve à avouer son crime pose une question essentielle : jusqu'où va la culpabilité de Clytemnestre, et à quel point cette culpabilité est-elle le produit d'un système de domination qui l’a privée de son pouvoir et de sa dignité ? Cette tirade nous invite à reconsidérer l’idée de justice et de vérité, en mettant en lumière les zones d'ombre de la psychologie humaine et les mécanismes de la vengeance.