Non merci, je n’aime pas le café au lait ! J’ai horreur de cette mixture.
D’ailleurs, c’est le vendredi que je n’aime pas. C’est un jour que je passe souvent sur le balcon de mon appartement à regarder la rue, les gens, et la mosquée. Elle est si imposante que j’ai l’impression qu’elle empêche de voir Dieu. J’habite là-bas, au troisième étage, depuis vingt ans, je crois. Tout est délabré. Lorsque, penché à mon balcon, j’observe les jeunes enfants jouer, il me semble voir, en direct, les nouvelles générations, toujours plus nombreuses, repousser les anciennes vers le bord de la falaise. C’est honteux, mais j’éprouve de la haine à leur égard. Ils me volent quelque chose. Hier, j’ai très mal dormi.
Mon voisin est un homme invisible qui, chaque week-end, se met en tête de réciter le Coran à tue-tête durant toute la nuit. Personne n’ose lui dire d’arrêter, car c’est Dieu qu’il fait hurler. Moi non plus je n’ose pas, je suis suffisamment marginal dans cette cité. Il a une voix nasillarde, plaintive, obséquieuse. On dirait qu’il joue tour à tour le rôle de tortionnaire et celui de victime. J’ai toujours cette impression quand j’écoute réciter le Coran. J’ai le sentiment qu’il ne s’agit pas d’un livre, mais d’une dispute entre un ciel et une créature ! La religion pour moi est un transport collectif que je ne prends pas. J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé. Je déteste les vendredis depuis l’Indépendance, je crois. Est-ce que je suis croyant ? J’ai réglé la question du ciel par une évidence : parmi tous ceux qui bavardent sur ma condition – cohortes d’anges, de dieux, de diables ou de livres –, j’ai su, très jeune, que j’étais le seul à connaître la douleur, l’obligation de la mort, du travail et de la maladie. Je suis le seul à payer des factures d’électricité et à être mangé par les vers à la fin. Donc, ouste ! Du coup, je déteste les religions et la soumission. A-t-on idée de courir après un père qui n’a jamais posé son pied sur terre et qui n’a jamais eu à connaître la faim ou l’effort de gagner sa vie ?
Mon père ? Oh je t’ai dit tout ce que je savais sur lui. J’ai appris à écrire ce nom comme on écrit une adresse, sur mes cahiers d’écolier. Un nom de famille et rien d’autre. Aucune autre trace de lui, je n’ai pas même une vieille veste ou une photo. M’ma a toujours refusé de me décrire ses traits, son caractère, de lui donner un corps ou de me raconter le moindre souvenir. Et je n’ai pas eu d’oncles paternels ou de tribu pour jouer à en redessiner les contours. Rien. Gamin, je l’ai donc imaginé un peu comme Moussa, mais en plus grand. Immense, gigantesque, capable de colères cosmiques et assis aux confins du monde à exercer son métier de veilleur de nuit. Mon hypothèse est qu’il a fui par lassitude ou par lâcheté. J’ai peut-être été comme lui après tout. J’ai quitté ma propre famille avant d’en avoir une, car je n’ai jamais été marié. Bien sûr, j’ai connu l’amour de beaucoup de femmes, mais sans que cela ne dénoue le lourd et étouffant secret qui me ligotait à ma mère. Après toutes ces années de célibat, j’en suis arrivé à la conclusion suivante : j’ai toujours nourri une puissante méfiance à l’égard des femmes. Fondamentalement, je ne les ai jamais crues.
La mère, la mort, l’amour, tout le monde est partagé, inégalement, entre ces pôles de fascination. La vérité est que les femmes n’ont jamais pu ni me libérer de ma propre mère et de la sourde colère que j’éprouvais contre elle ni me protéger de son regard qui, longtemps, m’a suivi partout. En silence. Comme pour me demander pourquoi je n’avais pas retrouvé le corps de Moussa ou pourquoi j’avais survécu à sa place ou pourquoi j’étais venu au monde. À cela, il faut ajouter la pudeur qui était de rigueur à l’époque. Les femmes accessibles étaient rares, et dans un village comme Hadjout on ne pouvait pas les croiser le visage nu, encore moins leur parler. Je n’avais pas de cousine dans les parages. Dans ma vie, la seule histoire qui ressemble un peu à une histoire d’amour est celle que j’ai vécue avec Meriem. Elle est la seule femme qui ait trouvé la patience de m’aimer et de me ramener à la vie. J’ai fait sa connaissance juste un peu avant l’été 1963, tout le monde était porté par l’enthousiasme post-indépendance et je me souviens encore de ses cheveux fous, de ses yeux passionnés qui viennent me visiter parfois dans des rêves insistants. Depuis cette histoire avec Meriem, j’ai pris conscience que les femmes s’éloignent de mon chemin, elles font comme un détour, comme si, instinctivement, elles sentaient que j’étais le fils d’une autre et pas un compagnon potentiel. Mon physique, aussi, ne m’y a guère aidé. Je ne te parle pas de mon corps, mais de ce que la femme devine ou désire chez l’autre. Les femmes ont l’intuition de l’inachevé et évitent les hommes qui prolongent trop longtemps leurs doutes de jeunesse. Meriem a été la seule à vouloir défier ma mère même si elle ne l’a presque jamais croisée et ne l’a réellement connue qu’en se heurtant à mes silences et mes hésitations. Elle et moi, nous nous sommes vus une dizaine de fois pendant cet été. Le reste s’est nourri d’une correspondance qui a duré quelques mois, puis elle a cessé de m’écrire et tout s’est dilué. Peut-être à cause d’une mort, d’un mariage ou d’un changement d’adresse. Qui sait ? Je connais un vieux facteur, dans mon quartier, qui a fini par être mis en prison parce qu’il avait pris l’habitude, à la fin de sa journée, de jeter les lettres qu’il n’avait pas distribuées.
Nous sommes vendredi. C’est la journée la plus proche de la mort dans mon calendrier. Les gens se travestissent, cèdent au ridicule de l’accoutrement, déambulent dans les rues encore en pyjama ou presque alors qu’il est midi, traînent en pantoufles comme s’ils étaient dispensés, ce jour-là, des exigences de la civilité. La foi, chez nous, flatte d’intimes paresses, autorise un spectaculaire laisser-aller chaque vendredi, comme si les hommes allaient vers Dieu tout chiffonnés, tout négligés. As-tu constaté comme les gens s’habillent de plus en plus mal ? Sans soins, sans élégance, sans souci de l’harmonie des couleurs ou des nuances. Rien. Ces vieux qui, comme moi, affectionnaient le turban rouge, le gilet, le nœud papillon ou les belles chaussures brillantes se font de plus en plus rares. Ils semblent disparaître avec les jardins publics. C’est l’heure de la prière que je déteste le plus – et ce depuis l’enfance, mais davantage encore depuis quelques années. La voix de l’imam qui vocifère à travers le haut-parleur, le tapis de prière roulé sous l’aisselle, les minarets tonitruants, la mosquée à l’architecture criarde et cette hâte hypocrite des fidèles vers l’eau et la mauvaise foi, les ablutions et la récitation. Le vendredi, tu retrouveras ce spectacle partout, mon ami, toi qui viens de Paris. C’est presque toujours la même scène depuis des années. Le réveil des voisins, le pas traînant et le geste lent, réveil depuis longtemps précédé par celui de leur marmaille grouillant comme des vers sur mon corps, la voiture neuve qu’on lave et relave, le soleil à la course inutile pendant ce jour d’éternité et cette sensation presque physique de l’oisiveté de tout un cosmos devenu des couilles à laver et des versets à réciter. J’ai parfois l’impression que lorsqu’ils ne peuvent pas aller au maquis, ces gens n’ont pas où aller sur leur propre terre. Le vendredi ? Ce n’est pas un jour où Dieu s’est reposé, c’est un jour où il a décidé de fuir et de ne plus jamais revenir. Je le sais à ce son creux qui persiste après la prière des hommes, à leurs visages collés contre la vitre de la supplication. Et à leur teint de gens qui répondent à la peur de l’absurde par le zèle. Quant à moi, je n’aime pas ce qui s’élève vers le ciel, mais seulement ce qui partage la gravité. J’ose te le dire, j’ai en horreur les religions. Toutes ! Car elles faussent le poids du monde. J’ai parfois envie de crever le mur qui me sépare de mon voisin, de le prendre par le cou et de lui hurler d’arrêter sa récitation de pleurnichard, d’assumer le monde, d’ouvrir les yeux sur sa propre force et sa dignité et d’arrêter de courir derrière un père qui a fugué vers les cieux et qui ne reviendra jamais. Regarde un peu le groupe qui passe, là-bas, et la gamine avec son voile sur la tête alors qu’elle ne sait même pas encore ce qu’est un corps, ce qu’est le désir. Que veux-tu faire avec des gens pareils ? Hein ?
Le vendredi, tous les bars sont fermés et je n’ai rien à faire. Les gens me regardent curieusement parce qu’à mon âge je ne prie personne et ne tends la main à personne. Cela ne se fait pas d’être si proche de la mort sans se sentir proche de Dieu. “Pardonne-leur [mon Dieu], car ils ne savent pas ce qu’ils font.” De tout mon corps et de toutes mes mains, je m’accroche à cette vie que je serai seul à perdre et dont je suis le seul témoin. Quant à la mort, je l’ai approchée il y a des années et elle ne m’a jamais rapproché de Dieu. Elle m’a seulement donné le désir d’avoir des sens plus puissants encore, plus voraces et a augmenté la profondeur de ma propre énigme. Ils vont tous vers la mort à la queue leu leu, moi j’en reviens et je peux dire que, de l’autre côté, c’est seulement une plage vide, sous le soleil. Que ferais-je si j’avais rendez-vous avec Dieu et que, sur mon chemin, je croisais un homme qui a besoin d’aide pour réparer sa voiture ? Je ne sais pas. Je suis le bonhomme en panne, pas le passant qui cherche la sainteté. Bien sûr, dans la cité, je garde le silence et mes voisins n’aiment pas cette indépendance qu’ils m’envient – et voudraient me faire payer. Les enfants se taisent quand je m’approche, d’autres murmurent des insultes sur mon passage, prêts à s’enfuir si je me retourne, les lâches. Il y a des siècles, on m’aurait peut-être brûlé vif à cause de mes certitudes et des bouteilles de vin rouge trouvées dans les poubelles collectives. Aujourd’hui, ils m’évitent. Je ressens une pitié presque divine envers cette fourmilière et ses espoirs désordonnés. Comment peut- on croire que Dieu a parlé à un seul homme et que celui-ci s’est tu à jamais ? Je feuillette parfois leur livre à eux, Le Livre, et j’y retrouve d’étranges redondances, des répétitions, des jérémiades, des menaces et des rêveries qui me donnent l’impression d’écouter le soliloque d’un vieux gardien de nuit, un assasse.
Ah les vendredis !
Le fantôme du bar, celui qui nous tourne autour à sa façon, comme pour mieux écouter mon récit ou me voler mon histoire, eh bien je me demande souvent ce qu’il fait de ses vendredis. Va-t-il à la plage ? Au cinéma ? A-t-il une mère lui aussi, ou une femme qu’il aime embrasser ? Une belle énigme, non ? As-tu remarqué que les vendredis, généralement, le ciel ressemble aux voiles affaissées d’un bateau, les magasins ferment et que, vers midi, l’univers entier est frappé de désertion ? Alors, m’atteint au cœur une sorte de sentiment d’une faute intime dont je serais coupable. J’ai vécu tant de fois ces affreux jours à Hadjout et toujours avec cette sensation d’être coincé pour toujours dans une gare désertée.
J’ai, depuis des décennies, du haut de mon balcon, vu ce peuple se tuer, se relever, attendre longuement, hésiter entre les horaires de son propre départ, faire des dénégations avec la tête, se parler à lui-même, fouiller ses poches avec panique comme un voyageur qui doute, regarder le ciel en guise de montre, puis succomber à d’étranges vénérations pour creuser un trou et s’y allonger afin de rencontrer plus vite son Dieu. Tant et tant de fois qu’aujourd’hui je prends ce peuple pour un seul homme avec qui j’évite d’avoir de trop longues discussions et que je maintiens à distance respectueuse. Mon balcon donne sur l’espace collectif de la cité : des toboggans cassés, quelques arbres torturés et faméliques, des escaliers sales, des sachets en plastique accrochés aux jambes des vents, d’autres balcons bariolés par du linge indistinct, des citernes d’eau et des antennes paraboliques. Telles des miniatures familières, mes voisins s’agitent sous mes yeux : un militaire à la retraite, moustachu, qui lave sa voiture dans un plaisir étiré jusqu’à l’infini, presque masturbatoire ; un autre, très brun et avec des yeux tristes, chargé discrètement d’assurer la location des chaises, tables, assiettes, ampoules, etc. des enterrements comme des mariages. Il y a aussi un pompier à la démarche cassée qui bat régulièrement sa femme et qui, à l’aube, sur le palier de leur appartement – parce qu’elle finit toujours par le jeter dehors –, se met à implorer son pardon en hurlant le nom de sa propre mère. Et rien de plus que cela, mon Dieu ! Enfin, il me semble que tu connais tout cela, même si tu vis en exil depuis des années comme tu l’affirmes.
Je t’en parle, car c’est l’un des versants de mon univers. L’autre balcon invisible de ma tête donne sur la scène de la plage incandescente, la trace impossible du corps de Moussa et sur un soleil figé au-dessus de la tête d’un homme qui tient une cigarette ou un revolver, je ne sais pas vraiment. J’aperçois la scène de loin. L’homme a la peau brune, porte un short un peu trop long, sa silhouette est un peu frêle, elle semble mue par une force aveugle qui raidit ses muscles – on dirait un automate. Dans le coin, il y a les pilotis d’un cabanon et, à l’autre bout, le rocher qui clôt cet univers. C’est une scène immuable contre laquelle je bute comme une mouche sur une vitre. Impossible d’y pénétrer. Je ne peux y poser le pied pour courir sur le sable et changer l’ordre des choses. Ce que j’éprouve quand je vois et revois cette scène ? La même chose que lorsque j’avais sept ans. De la curiosité, de l’excitation, l’envie de traverser l’écran ou de suivre le faux lapin blanc. De la tristesse, car je ne distingue pas nettement le visage de Moussa. De la colère aussi. Et l’envie de pleurer, toujours. Les sentiments vieillissent lentement, moins vite que la peau. Quand on meurt à cent ans, on n’éprouve peut-être rien de plus que la peur qui, à six ans, nous saisissait lorsque, le soir, notre mère venait éteindre la lumière.
Dans cette scène où rien ne bouge, ton héros ne ressemble en rien à l’autre, celui que j’ai tué. Lui était gros, vaguement blond, avec d’énormes cernes et il portait toujours la même chemise à carreaux. Qui, l’autre ? Tu te demandes, hein. Il y a toujours un autre, mon vieux. En amour, en amitié, ou même dans un train, un autre, assis en face de vous et qui vous fixe, ou vous tourne le dos et creuse les perspectives de votre solitude.
Il y en a donc un aussi, dans mon histoire.
Introduction
Dans Meursault, contre-enquête, Kamel Daoud revisite l'œuvre d'Albert Camus, L'Étranger, en donnant une voix au frère de la victime de Meursault, l'« Arabe » anonyme dans le roman original. À travers ce récit, Daoud interroge les conséquences de l'oubli et du silence dans l'histoire coloniale et postcoloniale. Dans l'extrait proposé, le narrateur, Haroun, raconte sa perception de la société algérienne contemporaine, sa relation conflictuelle avec la religion et sa propre histoire familiale marquée par l'absence. Cette réflexion profonde soulève des questions essentielles sur l'identité, la mémoire et la quête de sens dans un monde fracturé par l'héritage colonial. À travers une analyse détaillée de ce passage, nous allons explorer trois axes distincts : 1) La critique de la religion et de la société algérienne postcoloniale, 2) L'isolement et la quête de sens de Haroun, et 3) Le rapport complexe de Haroun à la mémoire et à la filiation.
Développement
La critique de la religion et de la société algérienne postcoloniale
Dans cet extrait, Haroun exprime son rejet profond de la religion, et plus particulièrement du rituel religieux du vendredi, qu'il considère comme un acte hypocrite et déconnecté des réalités de la vie quotidienne. En qualifiant la religion de "transport collectif", Haroun critique l'aliénation qu'il perçoit dans les pratiques religieuses. Cette idée de "voyage organisé" pour accéder à Dieu traduit son rejet de la soumission aveugle et de la quête de sens artificielle, opposée à une recherche personnelle et intime de la spiritualité. L’absurdité des prières du vendredi et l’hypocrisie qu’il y perçoit sont des métaphores puissantes de la société algérienne post-indépendance. Selon Haroun, la religion n’est qu’un moyen de fuir la réalité de l’existence, et l’individu est réduit à un acteur d’un rituel sans substance.
La critique sociale va au-delà de la religion pour s’étendre à la condition de vie dans les quartiers populaires d’Oran, où les gens, vêtus de façon négligée, semblent insensibles à la beauté et à la dignité de l’existence. Les hommes, obsédés par des rituels inutiles, masquent une incapacité à affronter les véritables défis de la vie. Le lien entre la dégradation des conditions sociales et la dévotion religieuse est souligné par le contraste entre la pauvreté matérielle et la grande religiosité des habitants. En ce sens, la critique sociale de Daoud dépasse la simple dénonciation de l’islamisme ; elle devient une réflexion plus large sur l’incapacité de la société algérienne à se reconstruire après l’indépendance, figée dans des comportements rétrogrades et des idéologies obsolètes.
L'isolement et la quête de sens de Haroun
L'isolement de Haroun est l'un des thèmes centraux de cet extrait. Non seulement il se distancie de la religion, mais il semble également se couper du reste de la société. La description de sa solitude dans son appartement, observant la rue et la mosquée, témoigne d’un profond sentiment d'inadaptation. Haroun vit dans un monde où tout lui paraît décalé, une société où les jeunes générations, qu'il perçoit avec mépris, sont de plus en plus éloignées des anciennes valeurs. Il est envahi par une forme de frustration et de colère, mais aussi de résignation, face à l’évolution de la société qui lui semble dévalorisante et déconnectée de ses attentes.
Cette solitude est également une conséquence de sa relation conflictuelle avec sa mère et son passé. Il évoque sa méfiance envers les femmes, qu’il associe à la figure de sa mère, qu’il n’a jamais pu quitter émotionnellement. Cette relation maternelle toxique, combinée à la mort prématurée de son frère Moussa, le laisse dans une quête perpétuelle de sens. L’amour, pour Haroun, est inaccessible et marqué par une distance insurmontable. Cette quête de sens est également liée à son propre rapport à la mort, qu’il perçoit comme une réalité implacable et indifférente, loin des constructions religieuses qui l’entourent.
Le rapport complexe de Haroun à la mémoire et à la filiation
Haroun entretient une relation complexe avec la mémoire et la filiation, qu’il explore dans cet extrait à travers son absence de souvenirs de son père et la disparition de son frère. L’épisode où il parle de son père, dont il ne connaît rien à part son nom, illustre cette rupture dans la transmission familiale et historique. Le père, cette figure absente, n’est pas seulement une personne disparue, mais un symbole d’un manque de repères dans la construction de son identité. Haroun semble condamné à vivre dans l’ombre de ce vide et de cette absence, une métaphore de la déconnexion entre les générations dans une Algérie postcoloniale.
Le meurtre de son frère Moussa, dont il n’a jamais pu faire le deuil, est également au centre de sa quête identitaire. Haroun se sent "le seul à connaître la douleur" et à payer les factures de la vie, tandis que les autres semblent absorbés par des préoccupations superficielles ou religieuses. Le lien entre le passé familial et la société contemporaine est encore plus évident dans sa vision de la ville d’Oran, qu’il perçoit comme une métaphore de la perte de repères historiques. Le passage de la guerre d’indépendance à l’Algérie indépendante se traduit pour Haroun par une déperdition des valeurs et des repères, comme si la mémoire collective s’était perdue, laissant les individus dans un état de fragmentation.
Conclusion
Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud est un roman qui revisite l’histoire de l’Algérie à travers les yeux d’un personnage marginalisé, Haroun, qui cherche à comprendre sa place dans un monde dominé par la mémoire, la religion et l’oubli. À travers une critique acerbe de la société algérienne postcoloniale, Daoud interroge les tensions entre passé et présent, entre héritage colonial et quête d’indépendance. Haroun, dans son isolement et son refus de la soumission, devient une figure de résistance à la banalité du mal et à la violence de l’histoire. L’œuvre de Daoud, par sa réécriture de L'Étranger, offre une réflexion poignante sur la mémoire, l’identité et la quête de sens dans un monde où les héritages du passé pèsent lourdement sur l’individu.