Elle était déchaussée, elle était décoiffée,
Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu t'en venir dans les champs ?
Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu, c'est le mois où l'on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?
Elle essuya ses pieds à l'herbe de la rive ;
Elle me regarda pour la seconde fois,
Et la belle folâtre alors devint pensive.
Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !
Comme l'eau caressait doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.
Mont.-l'Am., juin 183...
Le poème "Elle était déchaussée, elle était décoiffée..." fait partie du recueil Les Contemplations de Victor Hugo, écrit en 1853, à une période marquée par un douloureux deuil personnel, celui de sa fille Léopoldine, et par son exil politique. Cependant, parmi les poèmes de ce recueil souvent habités par la douleur, celui-ci se distingue par une tonalité plus légère, voire joyeuse. Il évoque un souvenir de jeunesse, une rencontre amoureuse fugace, mais marquante, où la nature, la beauté et l'éphémère de l'instant prennent une place prépondérante. À travers un langage lyrique et une structure classique, Hugo parvient à recréer l'atmosphère d’un instant suspendu, où l’invitation à l’amour se mêle à la sauvagerie de la nature. Nous analyserons comment Hugo, à travers le thème de l’invitation amoureuse, décrit une scène à la fois idyllique et sauvage, en mettant en lumière le contraste entre la simplicité du moment et la puissance de l’émotion qu’il suscite.
Le poème s’ouvre sur une scène qui capte immédiatement l’attention du lecteur par la simplicité de son cadre. L’image de la jeune femme, "déchaussée et décoiffée", évoque une vision idyllique et presque mythologique de la beauté féminine. Ces détails, loin d’être un signe de négligence, mettent en lumière la fraîcheur et l’authenticité de la scène. Elle est représentée comme une créature en harmonie avec la nature, dénuée des artifices de la société. Le poème commence ainsi par un tableau presque féérique, où la jeune femme, "assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants", semble être sortie d’un rêve ou d’un conte de fées.
Le "je" du poème, qui se présente ici comme un témoin et un acteur du souvenir, initie un dialogue avec elle : "Veux-tu t'en venir dans les champs ?". Cette invitation directe à fuir le monde civilisé pour aller dans la nature ("dans les champs", "sous les arbres profonds") est en soi un appel à un amour libre et sans contraintes sociales. L'homme, à travers cette question, cherche à rompre avec la société et les convenances pour se rapprocher de cette jeune femme qui semble incarner une liberté presque sauvage. La répétition de "Veux-tu" traduit l’urgence et la sincérité de la proposition, une invitation à partager un moment précieux dans la pureté de la nature.
La nature joue un rôle central dans ce poème. Elle est à la fois décor et complice du moment qui se déroule. Elle sert de toile de fond à cette rencontre amoureuse, mais aussi de moyen d'expression pour les sentiments des personnages. Dès les premiers vers, Hugo fait référence aux "joncs penchants" et aux "arbres profonds", créant ainsi une image de nature généreuse et accueillante. Cette végétation luxuriante symbolise la vitalité et la liberté, deux éléments essentiels à la rencontre amoureuse qui se déroule. Le poème ne se limite pas à décrire un simple cadre naturel ; il évoque une communion entre la jeune femme et la nature elle-même, renforçant l’idée d’une rencontre pure et pleine de sens.
L’évocation du chant des oiseaux dans la troisième strophe ("Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois") accentue encore la dimension sensorielle de la scène. Le chant des oiseaux n’est pas seulement une musique de fond : il devient un élément de l’harmonie générale qui se dégage de la nature et de l’amour. L’eau, le chant des oiseaux, et la végétation se rejoignent pour créer un paysage où l’émotion humaine, ici l’amour, trouve un écho profond et naturel. En ce sens, la nature, loin d’être simplement un décor, devient un miroir des émotions des protagonistes.
Au-delà de la description idyllique, Hugo insère également des éléments qui rappellent la sauvagerie et la liberté brute de l’amour. Le poème, loin d’être un simple idéalisation de l’amour, montre une certaine brutalité ou absence de retenue. Dans le vers "Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers", la jeune femme apparaît à la fois fragile et indomptée, presque hors de contrôle, comme un être sauvage et libre. Ses cheveux qui tombent sur ses yeux renforcent l’idée de son détachement des normes sociales et de la civilisation. Elle est dans un état d’innocence et de spontanéité totale, loin des conventions de la société, ce qui renforce le caractère pur et passionné de l’invitation amoureuse.
La présence de l'élément sauvage est également soulignée par la description de la jeune femme comme "effarée et sauvage", un mélange de beauté et de mystère qui capte l’attention du poète et le pousse à l'action. Hugo ne présente pas une rencontre guindée ou poétique dans un salon ; il s'agit d'une rencontre dans la nature, au cœur d'un paysage où la société n’a pas sa place. Cela traduit une sorte de retour aux sources, où la beauté et l’amour ne sont ni apprivoisés ni soumis à des codes sociaux, mais vécus dans une forme de liberté totale.
La structure du poème, composée de quatre quatrains aux rimes embrassées, crée une atmosphère douce et fluide. Le choix de l’alexandrin, rythme classique par excellence, renforce l’idée de la sérénité du moment. La régularité des vers souligne la simplicité et l’équilibre de la scène, où chaque geste et chaque parole semble mesuré et harmonieux. Le rythme régulier des vers, ponctué par les césures et les enjambements, soutient la progression naturelle du poème. En même temps, ces coups de rythme créent une sensation de mouvement, comme si le poème avançait à l’image du dialogue amoureux et de la marche dans la nature.
Les rimes embrassées, qui s’entrelacent harmonieusement, symbolisent l'union des deux personnages et de la nature qui les entoure. Cette structure poétique, fluide et équilibrée, accompagne parfaitement l’image d’une rencontre amoureuse qui, bien que fugace, semble suspendue dans le temps.
À travers ce poème, Hugo parvient à offrir une vision du monde où la beauté de l’amour et de la nature se mêlent avec une simplicité lyrique, loin des tourments et des douleurs de ses autres poèmes. L'invitation à l'amour, l'évasion vers la nature, et l’absence de société permettent de décrire une rencontre amoureuse pure, sauvage, et sans artifice. La structure poétique soutient parfaitement cette atmosphère légère, tandis que la sauvagerie de la jeune femme dans ce cadre naturel fait écho à un désir de liberté et de simplicité. "Elle était déchaussée, elle était décoiffée..." est donc un poème à la fois simple et riche, où Hugo trouve une forme d’apaisement dans le souvenir d’une rencontre éphémère, mais marquante.