Que j'aime voir, chère indolente,
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau !
Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,
Comme un navire qui s'éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.
Tes yeux où rien ne se révèle
De doux ni d'amer,
Sont deux bijoux froids où se mêlent
L’or avec le fer.
A te voir marcher en cadence,
Belle d'abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d'un bâton.
Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête d'enfant
Se balance avec la mollesse
D’un jeune éléphant,
Et ton corps se penche et s'allonge
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
Ses vergues dans l'eau.
Comme un flot grossi par la fonte
Des glaciers grondants,
Quand l'eau de ta bouche remonte
Au bord de tes dents,
Je crois boire un vin de bohême,
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D’étoiles mon cœur !
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Ce poème est l'un des plus célèbres de Les Fleurs du mal, recueil poétique de Baudelaire qui fut controversé à sa publication en raison de son contenu jugé immoral. Le Serpent qui danse illustre l'amour passionné et charnel de Baudelaire pour Jeanne Duval, qu'il décrit comme sa "Vénus noire". Ce poème est un exemple de lyrisme érotique et d'une beauté sensuelle dans la poésie française du XIXe siècle.
La sensualité et la beauté physique de Jeanne Duval
Dès le début du poème, Baudelaire capture l'attention du lecteur en mettant en avant la beauté sensuelle du corps féminin. À travers des métaphores vibrantes et intenses, il décrit son amour avec une touche presque extatique. Le corps de Jeanne devient une étoffe lumineuse et une mer ondulante. Le poème est donc un tableau vivant de la sensualité incarnée, tout en rendant hommage à l'élégance sensuelle de la jeune femme.
“Que j'aime voir, chère indolente, / De ton corps si beau, / Comme une étoffe vacillante, / Miroiter la peau !”
Cette métaphore du corps comme une étoffe vacillante met en lumière l'idée que la beauté de Jeanne est fragile, presque éphémère, mais aussi captivante.
Les métaphores et l’imaginaire
L'imaginaire baudelairien, riche et souvent onirique, envahit ce poème. Le corps de Jeanne est comparé à une mer odorante et vagabonde, et ses yeux à des bijoux froids, où l'or se mêle au fer, symbolisant une dualité complexe entre la chaleur et la froideur, le désir et l'indifférence.
“Tes yeux où rien ne se révèle / De doux ni d'amer, / Sont deux bijoux froids où se mêlent / L’or avec le fer.”
Ce contraste accentue le mystère et la distance de Jeanne, tout en soulignant son pouvoir d'attraction. Ses yeux, à la fois attirants et inaccessibles, deviennent un symbole de la fascination intense que Baudelaire éprouve pour elle.
Le serpent comme symbole de désir et de mouvement
Le titre du poème évoque directement l’image du serpent, et cette figure est reprise dans l’un des vers clés du poème :
“On dirait un serpent qui danse / Au bout d’un bâton.”
Le serpent, souvent associé à la sensualité, à la tentation et au mouvement, devient ici un symbole de l’amour charnel et de la danse sensuelle. La danse du serpent traduit à la fois la fluidité et l’agilité du corps de Jeanne et l’irrésistible attraction qu’elle exerce sur le poète.
La représentation du désir inassouvi
La deuxième moitié du poème introduit une tension entre le désir et l'impossibilité de sa satisfaction totale. Baudelaire utilise des métaphores d'une grande puissance évocatrice pour représenter ce désir insatiable. Le corps de Jeanne se balance, se penche et se prolonge comme un navire qui prend le large ou comme un flot grossi par la fonte des glaciers, luttant contre le froid.
“Comme un flot grossi par la fonte / Des glaciers grondants, / Quand l'eau de ta bouche remonte / Au bord de tes dents,”
Cette image d’un vin de Bohême, à la fois amer et vainqueur, représente l’extase et la douleur qui naissent du désir intense, une boisson à la fois douce et amère, évoquant la complexité des sentiments du poète.
La quête de l’extase et de la beauté sublime
Le poème se termine par une métaphore frappante qui lie l’amour à une forme de quête spirituelle et artistique. Le vin de Bohême, symbole d’un plaisir intense mais éphémère, devient une sorte de nectar pour le cœur du poète. Le ciel liquide qui "parseme d'étoiles son cœur" pourrait être une référence à une expérience sublime, où la beauté et le désir se confondent pour donner un sentiment d’extase.
“Je crois boire un vin de bohême, / Amer et vainqueur, / Un ciel liquide qui parsème / D’étoiles mon cœur !”
Cela suggère que, pour Baudelaire, le désir et la beauté ont un pouvoir presque mystique, capable d’élever l’âme tout en lui infligeant une souffrance douce et violente à la fois.
Le Serpent qui danse est un poème complexe, où Baudelaire explore les dimensions sensuelles, érotiques et mystiques de son amour pour Jeanne Duval. À travers des métaphores puissantes et une structure poétique fluide, il crée une image à la fois sensuelle et tragique de la passion. Le poème, tout en étant un hommage à la beauté et à la sensualité, reflète également la souffrance du poète face à un désir inassouvi et à une beauté inaccessible.