[…] C’est cela que c’est, la Tragédie, avec ses incestes, ses parricides : de la pureté, c’est-à-dire en somme de l’innocence. Je ne sais si vous êtes comme moi ; mais moi, dans la Tragédie, la pharaonne qui se suicide me dit espoir, le maréchal qui trahit me dit foi, le duc qui assassine me dit tendresse. C’est une entreprise d’amour, la cruauté… pardon je veux dire la Tragédie. Voilà pourquoi je suis sûr, ce matin, que si je le demandais, le ciel m’approuverait, ferait un signe, qu’un miracle est tout prêt, qui vous montrerait inscrite sur le ciel et vous ferait répéter par l’écho ma devise de délaissé et de solitaire : joie et amour. Si vous voulez, je le lui demande. Je suis sûr comme je suis là qu’une voix d’en haut me répondrait, que résonateurs et amplificateurs et tonnerres de Dieu, Dieu, si je le réclame, les tient tout préparés, pour crier à mon commandement : joie et amour. Mais je vous conseille plutôt de ne pas le demander. D’abord par bienséance. Ce n’est pas dans le rôle d’un jardinier de réclamer de Dieu un orage, même de tendresse. Et puis, c’est tellement inutile. On sent tellement qu’en ce moment, et hier, et demain, et toujours, ils sont tous là-haut, autant qu’ils sont, et même s’il n’y en a qu’un, et même si cet un est absent, prêts à crier joie et amour. C’est tellement plus digne d’un homme de croire les dieux sur parole, – sur parole est un euphémisme, – sans les obliger à accentuer, à s’engager, à créer entre les uns et les autres des obligations de créancier à débiteur. Moi, ç’a toujours été les silences qui me convainquent… Oui, je leur demande de ne pas crier joie et amour, n’est-ce pas ? S’ils y tiennent absolument, qu’ils crient. Mais je les conjure plutôt, je vous conjure, Dieu, comme preuve de votre affection, de votre voix, de vos cris, de faire un silence, une seconde de votre silence… C’est tellement plus probant. Écoutez… Merci.
Electre - Jean Giraudoux
Jean Giraudoux, dans Électre, revisite les grands mythes antiques, mais avec une approche innovante et audacieuse. En transformant le désir de vengeance en quête de vérité, il rompt avec les attentes classiques de la tragédie grecque. À travers ce procédé, il interroge les mécanismes de la tragédie elle-même, notamment en offrant une perspective originale sur la nature du destin et des actions humaines. L'un des moments les plus marquants de cette réflexion se trouve dans le Lamento du Jardinier, où le personnage, en dehors de l'intrigue principale, se permet de commenter la tragédie et de livrer ses propres méditations sur le sens de la vie, de l'amour, et de la souffrance.
Dans cette tirade, le jardinier se situe hors de l’action principale, mais il n’en est pas moins un témoin actif, voire un commentateur de la tragédie. Il s’adresse directement au public, brisant ainsi le quatrième mur, et expose ses réflexions sur la tragédie. Le jardinier reconnaît la cruauté de l’univers tragique, mais il y voit une forme d’innocence et de pureté paradoxales : "C’est cela que c’est, la Tragédie, avec ses incestes, ses parricides : de la pureté, c’est-à-dire en somme de l’innocence." Cette affirmation déroutante suggère que la tragédie, malgré sa violence apparente, est également porteuse d’une certaine forme de vérité ou de beauté, car elle touche les aspects les plus fondamentaux et les plus intenses de l’existence humaine.
Le jardinier va plus loin en déclarant que, dans la tragédie, des actes de cruauté comme le meurtre, le parricide ou l'inceste peuvent, paradoxalement, symboliser des valeurs positives : "le maréchal qui trahit me dit foi, le duc qui assassine me dit tendresse." Cette vision de la tragédie, qui lie violence et des valeurs apparemment opposées, comme l'amour ou la tendresse, interroge profondément la nature humaine et la complexité des sentiments humains dans des situations extrêmes. Giraudoux semble suggérer que la tragédie expose la fragilité de l'âme humaine, en mettant en lumière ses contradictions internes et ses désirs profonds, souvent irréconciliables.
Un autre aspect marquant de la tirade du jardinier est son appel à un silence divin plutôt qu’à un cri de joie et d'amour. Après avoir évoqué le désir de voir un miracle se produire, où la voix de Dieu proclamerait "joie et amour", le jardinier se ravise et plaide plutôt pour un silence céleste. Il demande aux dieux de ne pas intervenir de manière bruyante, mais de confirmer leur affection par l'absence de bruit, par le silence. "C’est tellement plus probant", dit-il, car ce silence serait un témoignage de la présence divine plus pur et plus profond que tout cri. Ce passage souligne l’idée que le silence peut être une forme d’expression plus authentique et plus éloquente que l’agitation ou les démonstrations bruyantes de pouvoir. Giraudoux semble ainsi faire une réflexion sur la nature de la foi et de la communication divine : la vérité, le divin, ne nécessitent pas forcément de se manifester par des signes extérieurs ou des éclats, mais par une présence plus discrète et plus intime.
Le Lamento du Jardinier est un moment clé dans Électre, où Giraudoux brise les conventions de la tragédie pour offrir une méditation sur la vie, l’amour, et la condition humaine. Par la voix du jardinier, il nous invite à questionner la nature même de la tragédie : est-ce seulement un enchaînement de violences, ou bien est-ce aussi une quête de sens qui dévoile des paradoxes profonds sur la nature humaine ? Le jardinier, par son regard détaché mais lucide, nous rappelle que la tragédie est également une entreprise d’amour, malgré tout. Dans un monde marqué par la souffrance et la violence, Giraudoux, à travers ce personnage, nous offre une réflexion sur le silence, la foi, et l’espoir, dans un monde qui, malgré sa cruauté, ne cesse de chercher la beauté et la vérité.