La Cigale, ayant chanté
Tout l'été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue :
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle.
"Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l'Oût, foi d'animal,
Intérêt et principal."
La Fourmi n'est pas prêteuse :
C'est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
- Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
- Vous chantiez ? j'en suis fort aise.
Eh bien ! dansez maintenant.
La Fontaine, Les Fables
Dans Les Fables (1668), Jean de La Fontaine propose des récits courts et allégoriques où les animaux personnifient les traits humains. La Cigale et la Fourmi, fable emblématique, présente deux figures opposées : la cigale insouciante, incarnant la légèreté et l’imprévoyance, et la fourmi travailleuse, symbole de prudence et de rigueur. Sous l’apparente simplicité du texte, La Fontaine tisse une critique sociale et philosophique sur les choix de vie et leurs conséquences. Ce commentaire analysera cette fable en trois axes : la structure dramatique du récit, l’opposition entre deux philosophies de vie, et la morale implicite qui interroge le lecteur.
La fable s’ouvre sur une situation critique : la cigale, confrontée à la dureté de l’hiver, « se trouva fort dépourvue ». L’utilisation du passé simple crée une tension immédiate et met en avant le caractère inéluctable de sa condition. La Fontaine souligne l’urgence et la précarité de la cigale par des expressions telles que « pas un seul petit morceau », renforçant l’image de la faim et du dénuement.
Cette introduction dramatique contraste avec la tonalité presque humoristique du dialogue qui suit. La cigale, humble et suppliée, adopte un ton poli et engageant : « Je vous paierai [...] foi d’animal ». Ce langage souligne son désespoir tout en révélant son incapacité à anticiper les conséquences de son insouciance. La progression narrative est simple mais efficace, culminant dans le refus implacable de la fourmi, qui marque l’échec de la cigale.
La cigale et la fourmi symbolisent deux approches de la vie : l’insouciance face à la prévoyance. La cigale, qui a passé l’été à chanter, incarne l’épicurisme et le plaisir immédiat. À travers sa réplique « Nuit et jour à tout venant je chantais », elle revendique sa joie de vivre, bien que celle-ci se révèle éphémère. La Fontaine laisse transparaître une certaine sympathie pour cet hédonisme naïf, mais le contraste avec la rigueur de la fourmi met en évidence ses limites.
La fourmi, en revanche, personnifie la prudence et l’effort soutenu. Son interrogation « Que faisiez-vous au temps chaud ? » est empreinte de reproche, mais aussi de logique implacable. En refusant d’aider, elle illustre une vision stricte de la responsabilité individuelle. Ce refus, loin d’être cruel, reflète une philosophie où chacun doit assumer les conséquences de ses choix. La Fontaine ne tranche pas, laissant le lecteur juger la pertinence de chaque perspective.
Contrairement à d’autres fables, La Cigale et la Fourmi ne présente pas de morale explicite. Le dénouement, où la fourmi invite la cigale à « danser maintenant », clôt le récit sur une note ironique. Cette réplique, à la fois moqueuse et définitive, souligne l’implacabilité de la réalité : l’insouciance a un prix.
Cependant, cette morale laisse place à une réflexion nuancée. La rigueur de la fourmi est-elle justifiée ? En refusant d’aider la cigale, elle incarne une justice austère, mais peut-être inhumaine. La Fontaine semble ainsi interroger la responsabilité collective : une société devrait-elle rejeter ceux qui n’ont pas su prévoir ? En parallèle, la cigale, bien que fautive, incarne la vitalité et la joie, rappelant que la vie ne peut se réduire à un labeur incessant. Cette ambivalence enrichit la portée universelle de la fable.
Dans La Cigale et la Fourmi, La Fontaine dépasse l’anecdote animalière pour offrir une réflexion sur les choix humains, oscillant entre plaisir et responsabilité. Par une narration vive et un contraste marqué entre ses personnages, il met en lumière des questions toujours actuelles : faut-il privilégier la prévoyance ou le plaisir ? La morale reste volontairement ouverte, invitant le lecteur à confronter ces deux philosophies. En ce sens, cette fable ne se limite pas à divertir : elle engage à une méditation sur la condition humaine, faite d’équilibres précaires entre travail et évasion.