Araminte, Dubois.
ARAMINTE. − Qu’est−ce que c’est donc que cet air étonné que tu as marqué, ce me semble, en voyant Dorante ? D’où vient cette attention à le regarder ?
DUBOIS. − Ce n’est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l’honneur de servir Madame, et qu’il faut que je lui demande mon congé.
ARAMINTE, surprise. − Quoi ! seulement pour avoir vu Dorante ici ?
DUBOIS. − Savez-vous à qui vous avez affaire ?
ARAMINTE. − Au neveu de Monsieur Remy, mon procureur.
DUBOIS. − Eh ! par quel tour d’adresse est-il connu de Madame ? comment a-t-il fait pour arriver jusqu’ici ?
ARAMINTE. − C’est Monsieur Remy qui me l’a envoyé pour intendant.
DUBOIS. − Lui, votre intendant ! Et c’est Monsieur Remy qui vous l’envoie : hélas ! le bon homme, il ne sait pas qui il vous donne ; c’est un démon que ce garçon-là.
ARAMINTE. − Mais que signifient tes exclamations ? Explique-toi : est-ce que tu le connais ?
DUBOIS. − Si je le connais, Madame ! si je le connais ! Ah vraiment oui ; et il me connaît bien aussi. N’avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse ?
ARAMINTE. − Il est vrai ; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches ? Est-ce que ce n’est pas un honnête homme ?
DUBOIS. − Lui ! il n’y a point de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus d’honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! c’est une probité merveilleuse ; il n’a peut-être pas son pareil.
ARAMINTE. − Eh ! de quoi peut-il donc être question ? D’où vient que tu m’alarmes ? En vérité, j’en suis toute émue.
DUBOIS. − Son défaut, c’est là. (Il se touche le front.) C’est à la tête que le mal le tient.
ARAMINTE. − À la tête ?
DUBOIS. − Oui, il est timbré, mais timbré comme cent.
ARAMINTE. − Dorante ! il m’a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie ?
DUBOIS. − Quelle preuve ? Il y a six mois qu’il est tombé fou ; il y a six mois qu’il extravague d’amour, qu’il en a la cervelle brûlée, qu’il en est comme un perdu ; je dois bien le savoir, car j’étais à lui, je le servais ; et c’est ce qui m’a obligé de le quitter, et c’est ce qui me force de m’en aller encore, ôtez cela, c’est un homme incomparable.
ARAMINTE, un peu boudant. − Oh bien ! il fera ce qu’il voudra ; mais je ne le garderai pas : on a bien affaire d’un esprit renversé ; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n’en vaut pas la peine ; car les hommes ont des fantaisies…
DUBOIS. − Ah ! vous m’excuserez ; pour ce qui est de l’objet, il n’y a rien à dire. Malepeste ! sa folie est de bon goût.
ARAMINTE. − N’importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne ?
DUBOIS. − J’ai l’honneur de la voir tous les jours ; c’est vous, Madame.
ARAMINTE. − Moi, dis-tu ?
DUBOIS. − Il vous adore ; il y a six mois qu’il n’en vit point, qu’il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez dû voir qu’il a l’air enchanté, quand il vous parle.
ARAMINTE. − Il y a bien en effet quelque petite chose qui m’a paru extraordinaire. Eh ! juste ciel ! le pauvre garçon, de quoi s’avise-t-il ?
DUBOIS. − Vous ne croiriez pas jusqu’où va sa démence ; elle le ruine, elle lui coupe la gorge. Il est bien fait, d’une figure passable, bien élevé et de bonne famille ; mais il n’est pas riche ; et vous saurez qu’il n’a tenu qu’à lui d’épouser des femmes qui l’étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortune et qui auraient mérité qu’on la leur fît à elles-mêmes : il y en a une qui n’en saurait revenir, et qui le poursuit encore tous les jours ; je le sais, car je l’ai rencontrée.
ARAMINTE, avec négligence. − Actuellement ?
DUBOIS. − Oui, Madame, actuellement, une grande brune très piquante, et qu’il fuit. Il n’y a pas moyen ; Monsieur refuse tout. Je les tromperais, me disait-il ; je ne puis les aimer, mon cœur est parti. Ce qu’il disait quelquefois la larme à l’œil ; car il sent bien son tort.
ARAMINTE. − Cela est fâcheux ; mais où m’a-t-il vue, avant que de venir chez moi, Dubois ?
DUBOIS. − Hélas ! Madame, ce fut un jour que vous sortîtes de l’Opéra, qu’il perdit la raison ; c’était un vendredi, je m’en ressouviens ; oui, un vendredi ; il vous vit descendre l’escalier, à ce qu’il me raconta, et vous suivit jusqu’à votre carrosse ; il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui était comme extasié ; il ne remuait plus.
ARAMINTE. − Quelle aventure !
DUBOIS. − J’eus beau lui crier : Monsieur ! Point de nouvelles, il n’y avait personne au logis. À la fin, pourtant, il revint à lui avec un air égaré ; je le jetai dans une voiture, et nous retournâmes à la maison. J’espérais que cela se passerait, car je l’aimais : c’est le meilleur maître ! Point du tout, il n’y avait plus de ressource : ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expédié ; et dès le lendemain nous ne fîmes plus tous deux, lui, que rêver à vous, que vous aimer ; moi, d’épier depuis le matin jusqu’au soir où vous alliez.
ARAMINTE. − Tu m’étonnes à un point !…
DUBOIS. − Je me fis même ami d’un de vos gens qui n’y est plus, un garçon fort exact, et qui m’instruisait, et à qui je payais bouteille. C’est à la Comédie qu’on va, me disait-il ; et je courais faire mon rapport, sur lequel, dès quatre heures, mon homme était à la porte. C’est chez Madame celle-ci, c’est chez Madame celle-là ; et sur cet avis, nous allions toute la soirée habiter la rue, ne vous déplaise, pour voir Madame entrer et sortir, lui dans un fiacre, et moi derrière, tous deux morfondus et gelés ; car c’était dans l’hiver ; lui, ne s’en souciant guère ; moi, jurant par-ci par-là pour me soulager.
ARAMINTE. − Est-il possible ?
DUBOIS. − Oui, Madame. À la fin, ce train de vie m’ennuya ; ma santé s’altérait, la sienne aussi. Je lui fis accroire que vous étiez à la campagne, il le crut, et j’eus quelque repos. Mais n’alla-t-il pas, deux jours après, vous rencontrer aux Tuileries, où il avait été s’attrister de votre absence. Au retour il était furieux, il voulut me battre, tout bon qu’il est ; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m’a mis chez Madame, où, à force de se démener, je le trouve parvenu à votre intendance, ce qu’il ne troquerait pas contre la place de l’empereur.
ARAMINTE. − Y a-t-il rien de si particulier ? Je suis si lasse d’avoir des gens qui me trompent, que je me réjouissais de l’avoir, parce qu’il a de la probité ; ce n’est pas que je sois fâchée, car je suis bien au-dessus de cela.
DUBOIS. − Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit Madame, plus il s’achève.
ARAMINTE. − Vraiment, je le renverrais bien ; mais ce n’est pas là ce qui le guérira. D’ailleurs, je ne sais que dire à Monsieur Remy, qui me l’a recommandé, et ceci m’embarrasse. Je ne vois pas trop comment m’en défaire, honnêtement.
DUBOIS. − Oui ; mais vous ferez un incurable, Madame.
ARAMINTE, vivement. − Oh ! tant pis pour lui. Je suis dans des circonstances où je ne saurais me passer d’un intendant ; et puis, il n’y a pas tant de risque que tu le crois : au contraire, s’il y avait quelque chose qui pût ramener cet homme, c’est l’habitude de me voir plus qu’il n’a fait, ce serait même un service à lui rendre.
DUBOIS. − Oui ; c’est un remède bien innocent. Premièrement, il ne vous dira mot ; jamais vous n’entendrez parler de son amour.
ARAMINTE. − En es-tu bien sûr ?
DUBOIS. − Oh ! il ne faut pas en avoir peur ; il mourrait plutôt. Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n’est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu’il songe à être aimé ? Nullement. Il dit que dans l’univers il n’y a personne qui le mérite ; il ne veut que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille ; et puis c’est tout : il me l’a dit mille fois.
ARAMINTE, haussant les épaules. − Voilà qui est bien digne de compassion ! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j’en aie un autre ; au surplus, ne crains rien, je suis contente de toi ; je récompenserai ton zèle, et je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois.
DUBOIS. − Madame, je vous suis dévoué pour la vie.
ARAMINTE. − J’aurai soin de toi ; surtout qu’il ne sache pas que je suis instruite ; garde un profond secret ; et que tout le monde, jusqu’à Marton, ignore ce que tu m’as dit ; ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer.
DUBOIS. − Je n’en ai jamais parlé qu’à Madame.
ARAMINTE. − Le voici qui revient ; va-t’en.
Marivaux - Les Fausses confidences - Acte I, scène 14
Introduction : Une mécanique du dévoilement amoureux
Dans Les Fausses Confidences, Marivaux explore les complexités du sentiment amoureux, la manipulation et les jeux de vérité. L'extrait proposé, tiré de l'Acte I, scène 14, met en lumière la confrontation entre Araminte et Dubois, ancien valet de Dorante et instigateur des "fausses confidences". À travers un dialogue marqué par l'ironie et la vivacité, Marivaux dévoile une lutte subtile entre mensonge et sincérité, dans une écriture qui mêle habilement figures de style et profondeur psychologique. Nous analyserons comment Marivaux use de l'ironie dramatique, de métaphores et d'un langage maîtrisé pour révéler la dynamique complexe entre les personnages.
I. L’ironie dramatique au service de la manipulation
Dans cet extrait, l'ironie dramatique occupe une place centrale. Dubois, conscient des véritables sentiments de Dorante, manipule Araminte en la confrontant à des vérités partiellement voilées. La réplique de Dubois, « Il ne vous aime pas ; il vous adore », repose sur une hyperbole qui amplifie l’effet dramatique, tout en accentuant l’emphase sur la sincérité apparente de ses propos. Cette déclaration, à double tranchant, joue sur les émotions d’Araminte et sur la complicité tacite du spectateur, qui connaît les intentions de Dubois.
Marivaux exploite également le jeu d’antithèses, notamment dans les formulations opposant amour et adoration, vérité et mensonge. Cela met en lumière le double discours du valet, qui jongle habilement entre honnêteté et manipulation. L’ironie réside dans le décalage entre ce que sait le spectateur et ce qu'Araminte perçoit, renforçant le caractère théâtral de la scène.
II. La métaphore comme révélateur des sentiments
Le langage de Dubois est truffé de métaphores qui traduisent l’intensité des émotions qu’il attribue à Dorante. Par exemple, lorsqu’il décrit l’amour de Dorante comme « un feu qui le consume », il emprunte au registre des éléments naturels pour suggérer une passion incontrôlable et dévorante. Cette métaphore du feu, classique dans la littérature amoureuse, donne une dimension universelle à la déclaration tout en intensifiant l’effet dramatique.
De plus, Araminte, dans ses réponses, emploie des questions rhétoriques, comme pour défier l’interprétation de Dubois : « Vous croyez qu’il souffre réellement ? » Ces questions, bien que simples en apparence, traduisent une gradation émotionnelle qui trahit l’intérêt croissant d’Araminte pour Dorante, malgré ses tentatives de maintenir une posture rationnelle.
III. Une dynamique théâtrale basée sur le langage et la tension
Enfin, Marivaux joue sur la musicalité et le rythme des échanges pour renforcer la tension dramatique. Les répliques brèves et incisives, souvent ponctuées de parallélismes, créent un effet de rapidité et d’urgence. Cette structure syntaxique souligne le caractère pressant de la situation, tout en maintenant une légèreté propre au marivaudage.
Par ailleurs, la polyphonie des voix — Dubois parlant pour Dorante tout en poursuivant ses propres desseins — met en valeur la richesse du dialogue et la complexité des relations interpersonnelles. Ce jeu d’échos entre les personnages donne l’impression d’un duel verbal, où chaque mot devient une arme stratégique.
Conclusion : L'art du dévoilement dans l'ombre de la vérité
L'Acte I, scène 14 des Fausses Confidences illustre avec brio l’habileté de Marivaux à mêler manipulation et sincérité. Grâce à une écriture riche en figures de style — notamment l'ironie dramatique, les métaphores et les antithèses —, l’auteur crée une dynamique théâtrale captivante. Cette scène n’est pas seulement un moment clé du récit, mais aussi une réflexion subtile sur la nature de l’amour et des apparences. Marivaux nous rappelle que dans le jeu des cœurs, vérité et illusion se côtoient toujours étroitement.