Quelques hommes (une quinzaine) de vingt-cinq à quarante ans, disséminés parmi les danseurs ou causant à l’entrée des portes, se distinguaient de la foule par un air de famille, quelles que fussent leurs différences d’âge, de toilette ou de figure.
Leurs habits, mieux faits, semblaient d’un drap plus souple, et leurs cheveux, ramenés en boucles vers les tempes, lustrés par des pommades plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce teint blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles, et qu’entretient dans sa santé un régime discret de nourritures exquises. Leur cou tournait à l’aise sur des cravates basses ; leurs favoris longs tombaient sur des cols rabattus ; ils s’essuyaient les lèvres à des mouchoirs brodés d’un large chiffre, d’où sortait une odeur suave. Ceux qui commençaient à vieillir avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mûr s’étendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottait la quiétude de passions journellement assouvies ; et, à travers leurs manières douces, perçait cette brutalité particulière que communique la domination de choses à demi faciles, dans lesquelles la force s’exerce et où la vanité s’amuse, le maniement des chevaux de race et la société des femmes perdues.
À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pâle, portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le Vésuve, Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée au clair de lune. Emma écoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait pas. On entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine d’avant, Miss Arabelle et Romulus, et gagné deux mille louis à sauter un fossé, en Angleterre. L’un se plaignait de ses coureurs qui engraissaient ; un autre, des fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son cheval.
L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On refluait dans la salle de billard. Un domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit des éclats de verre, madame Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux fulgurations de l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue. Elle était là ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste. Elle mangeait alors une glace au marasquin, qu’elle tenait de la main gauche dans une coquille de vermeil, et fermait à demi les yeux, la cuiller entre les dents.
Flaubert - Madame Bovary - Extrait de la première partie, chapitre VIII
Dans cet extrait, Gustave Flaubert nous plonge dans un moment clé de la vie d’Emma Bovary, au cœur d’un bal mondain. Ce passage illustre non seulement l’écart entre les aspirations sociales d’Emma et sa réalité, mais aussi la naissance d’une grande frustration pour elle.
La société et les hommes du bal : Flaubert décrit minutieusement les invités du bal, notamment les hommes qui se distinguent par leur apparence raffinée et leur élégance. Leurs vêtements, leurs manières et leur langage témoignent de leur statut social élevé. Ce groupe incarne la richesse, la culture et les plaisirs d’une classe sociale à laquelle Emma aspire ardemment. La description de leurs traits physiques et de leurs attitudes (« teint de la richesse », « regards indifférents », « passions journellement assouvies ») suggère une superficialité et une vacuité de cette vie mondaine, malgré l’apparence de sophistication. Ils semblent jouer avec les choses faciles, comme les chevaux de race ou les femmes perdues, dans une atmosphère de dédain et d’insouciance.
Emma dans cet univers : Au centre de ce décor, Emma semble de plus en plus décalée. Elle écoute une conversation de voyage en Italie qu’elle ne comprend pas, elle est dans un monde qui lui échappe et qui contraste violemment avec ses rêves d’évasion. Son esprit est à la fois attiré par la beauté de ce monde et distancié par son incapacité à y participer pleinement. En observant ce monde de richesse et de culture, elle se trouve à la fois fascinée et aliénée, comme le montre son regard vers les paysans dans le jardin.
La rupture avec le passé : Le contraste est renforcé lorsque Emma, au milieu du bal, se souvient de sa vie passée à la ferme des Bertaux. L'image de son père en blouse, de la mare bourbeuse et de la laiterie surgit dans son esprit, symbolisant son passé modeste et rural. Cependant, à mesure qu’elle vit ce moment présent au bal, sa vie passée semble s’évanouir, presque irréelle, et elle en doute. Ce passage met en lumière l'isolement d’Emma : son passé rural et sa réalité actuelle de femme issue de la campagne semblent deux mondes complètement opposés et impossibles à concilier. L’ironie de Flaubert se fait sentir ici, car ce qui semblait être une promesse d’évasion vers un univers plus brillant et sophistiqué tourne en une source de frustration profonde pour Emma.
Le moment de frustration : En fin de passage, l’image de la glace au marasquin, que Emma mange tout en fermant les yeux, semble symboliser son désir de se concentrer sur une expérience immédiate et plaisante pour fuir la réalité qui l’entoure. Cependant, cette image d’évasion (la glace) est aussi une métaphore de sa vie : elle est figée, solitaire et finalement insatisfaisante. Le contraste entre ses aspirations et ses réalités se marque ici de manière poignante.
En somme, cet extrait montre l’illusion d’un rêve social et la désillusion croissante d’Emma. Ce moment, si attendu pour elle, marque un tournant dans son évolution : la rencontre avec la richesse et la beauté mondaines qui l’attiraient tant finit par nourrir sa frustration. Flaubert, à travers son ironie et ses descriptions précises, pose une critique subtile de l’aspiration sociale d’Emma et de l’écart cruel entre ses rêves et la réalité.