Toi qui, comme un coup de couteau,
Dans mon cœur plaintif es entrée ;
Toi qui, forte comme un troupeau
De démons, vins1, folle et parée2,
De mon esprit humilié
Faire ton lit et ton domaine ;
- Infâme à qui je suis lié
Comme le forçat à la chaîne,
Comme au jeu le joueur têtu,
Comme à la bouteille l'ivrogne,
Comme aux vermines la charogne
- Maudite, maudite sois-tu !
J'ai prié le glaive rapide
De conquérir ma liberté,
Et j'ai dit au poison perfide
De secourir ma lâcheté.
Hélas ! le poison et le glaive
M'ont pris en dédain et m'ont dit :
"Tu n'es pas digne qu'on t'enlève
A ton esclavage maudit,
Imbécile ! - de son empire
Si nos efforts te délivraient,
Tes baisers ressusciteraient
Le cadavre de ton vampire !"
1 vins : passé simple du verbe "venir"
2 parée : certainement parée de beaux habits, de bijoux, etc.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Ce poème est extrait de la section Spleen et Idéal de Les Fleurs du mal et reflète l’intensité et la dualité des sentiments que Baudelaire éprouve envers Jeanne Duval, son amante tumultueuse. À travers ce poème, Baudelaire explore une vision sombre et destructrice de l’amour passionnel, où la femme aimée devient un vampire, dévorant le cœur et l’esprit de son amant.
Une passion dévorante et destructrice
Le poème commence par une image violente de l'amour. La femme est comparée à un coup de couteau, une intrusion douloureuse et violente dans le cœur du poète :
“Toi qui, comme un coup de couteau, / Dans mon cœur plaintif es entrée ;”
L’image du couteau, symbole de douleur, de souffrance, et d’irréversibilité, introduit l’idée d’un amour tragique et accablant. L’amour que Baudelaire éprouve est immédiat, intense et dévastateur.
La femme comme force démoniaque
La femme est ensuite comparée à un troupeau de démons. Cette comparaison montre l’emprise qu'elle exerce sur le poète, un pouvoir presque surnaturel et maléfique :
“Toi qui, forte comme un troupeau / De démons, vins, folle et parée,”
Le mot “parée” suggère non seulement la beauté physique de la femme, mais aussi l'idée qu'elle est prête à séduire et à détruire. Cette figure démoniaque renforce l'idée d’un amour torturant, où le poète se voit comme une victime de la passion dévorante.
L’esclavage et la souffrance de l’amour
Baudelaire exprime son impuissance face à cet amour qui le rend esclave. La répétition du mot “comme” dans la troisième strophe compare l’amour à différents types d’esclavage, renforçant l’idée de dépendance irrémédiable :
“Comme le forçat à la chaîne, / Comme au jeu le joueur têtu, / Comme à la bouteille l’ivrogne, / Comme aux vermines la charogne”
Le poète se sent lié, enchaîné par cet amour irrationnel, incapable de s’en libérer. L’image du forçat et de l’ivrogne illustre cette souffrance sans fin, tandis que la comparaison avec la charogne et les vermines met en avant l’idée de dégradation et de défaite.
Le désir de fuite et la résignation
Face à cette souffrance, le poète cherche la libération, mais ses tentatives échouent. Il implore l’intervention du glaive rapide et du poison perfide pour se délivrer de son amour. Cependant, ces moyens de fuite, symboles de la violence et de la mort, lui sont refusés :
“J'ai prié le glaive rapide / De conquérir ma liberté, / Et j'ai dit au poison perfide / De secourir ma lâcheté.”
Mais ces tentatives sont vaines. Le glaive et le poison le méprisent, car, selon eux, il n'est pas digne de s’échapper de l’esclavage auquel il est lié. Cela suggère que le poète ne peut échapper à la passion qui le dévore, car il l’a consciemment acceptée, et il doit en assumer les conséquences.
La fatalité du retour du désir
Le poème se termine par une ultime réflexion amère. Le poison et le glaive refusent de le délivrer, et le poète réalise que même la mort ne pourra l'extraire de cette relation tragique. Au contraire, la mort et la souffrance ne font que ressusciter le désir de l’amour dévorant.
“Imbécile ! - de son empire / Si nos efforts te délivraient, / Tes baisers ressusciteraient / Le cadavre de ton vampire !”
Ce vers montre que, même dans la mort, la femme-vampire continue d'exercer son pouvoir. Les baisers du poète, symboles de l'amour et du désir, ont le pouvoir de ramener le vampire à la vie. Cela suggère une relation qui est à la fois fatale et irrésistible, dans laquelle le poète se trouve prisonnier d’un cycle sans fin de passion et de souffrance.
Le Vampire est un poème qui explore les thèmes de l’amour passionnel, de l’esclavage émotionnel, et de la souffrance inévitable. La figure féminine devient une entité dévorante, un vampire qui asservit le poète, et qui le condamne à une douleur constante. À travers des métaphores puissantes et une tonalité sombre, Baudelaire montre que l’amour peut être aussi bien une source de beauté et de désir qu’une force dévastatrice et destructrice. Ce poème reflète bien la vision baudelairienne de l'amour, où l'idéal et le spleen se mêlent dans une tension constante entre beauté et souffrance.