Acte III, Scène 10 (Partie 2)
TOINETTE, en médecin, ARGAN, BERALDE
TOINETTE - Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l'on batte comme il faut. Ah ! je vous ferai bien aller comme vous devez. Ouais ! ce pouls-là fait l'impertinent; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin ?
ARGAN - Monsieur Purgon.
TOINETTE - Cet homme-là n'est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade
ARGAN - Il dit que c'est du foie, et d'autres disent que c'est de la rate.
TOINETTE - Ce sont tous des ignorants. C'est du poumon que vous êtes malade.
ARGAN - Du poumon ?
TOINETTE - Oui. Que sentez-vous ?
ARGAN - Je sens de temps en temps des douleurs de tête.
TOINETTE - Justement, le poumon.
ARGAN - Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux.
TOINETTE - Le poumon.
ARGAN - J'ai quelquefois des maux de cœur.
TOINETTE - Le poumon.
ARGAN - Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.
TOINETTE - Le poumon.
ARGAN - Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'étaient des coliques.
TOINETTE - Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?
ARGAN - Oui, monsieur.
TOINETTE - Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin.
ARGAN - Oui, monsieur.
TOINETTE - Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir ?
ARGAN - Oui, monsieur.
TOINETTE - Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?
ARGAN - Il m'ordonne du potage.
TOINETTE – Ignorant !
ARGAN - De la volaille.
TOINETTE – Ignorant !
ARGAN - Du veau.
TOINETTE – Ignorant !
ARGAN - Des bouillons.
TOINETTE – Ignorant !
ARGAN - Des œufs frais.
TOINETTE – Ignorant !
ARGAN - Et, le soir, de petits pruneaux pour lâcher le ventre.
TOINETTE – Ignorant ! ARGAN - Et surtout de boire mon vin fort trempé.
TOINETTE - Ignorantus, ignoranta, Ignorantum. Il faut boire votre vin pur, et, pour épaissir votre sang, qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main; et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.
ARGAN - Vous m'obligerez beaucoup.
Molière, Le Malade imaginaire, Acte III, Scène 10 (Partie 2)
Commentaire composé : Acte III, Scène 10 (Partie 2) de Le Malade imaginaire de Molière
Dans cette scène, Molière poursuit sa satire de la médecine de son époque en mettant en scène le personnage de Toinette, déguisée en médecin, qui interroge Argan sur ses symptômes. Le contraste comique entre la prétendue compétence de Toinette et l'ignorance de son véritable médecin, Monsieur Purgon, est au cœur de cette scène, qui permet à Molière de critiquer les pratiques médicales du XVIIe siècle, mais aussi d'exposer les travers de la crédulité humaine.
1. Une critique de la médecine et de la crédulité d’Argan
Dans cette scène, Toinette joue le rôle d'un médecin, et elle se moque ouvertement des prescriptions de Monsieur Purgon. Argan, toujours convaincu de sa maladie, lui décrit ses symptômes, tels que des douleurs de tête, des lassitudes, des maux de cœur et des coliques. Pourtant, chaque fois qu'il évoque un symptôme, Toinette répond par "le poumon", un diagnostic qui semble aussi simpliste qu’absurde. Par ses répliques, Molière met en évidence l'absurdité des médecins de l’époque et l'ignorance de ceux qui s'improvisent spécialistes. Ce procédé est renforcé par l’insistance de Toinette, qui répète "le poumon" à chaque symptôme, dans une accumulation qui accentue l'effet comique et critique.
La scène révèle également la crédulité d'Argan, qui accepte sans réfléchir les explications de Toinette, même lorsqu'elles sont manifestement absurdes. Par exemple, il lui avoue qu'il ressent des symptômes variés — des douleurs de tête, des coliques — et elle lui attribue systématiquement ces maux au "poumon". Cela montre non seulement l'aveuglement d'Argan à l'égard de son état, mais aussi la manière dont il se laisse manipuler par des conseils médicaux farfelus.
2. Le comique de la situation : un médecin improvisé et une caricature de l’autorité médicale
Toinette, qui est en réalité une servante, incarne ici l'archétype du médecin incompétent et comique. Son comportement est une parodie de l'autorité médicale, et ses conseils sont un enchaînement de recommandations absurdes et contradictoires. Elle s'élève au rang de médecin grâce à son attitude implacable et à sa certitude, bien qu'elle ne sache rien sur les véritables causes des maux d'Argan. La répétition du mot "ignorant" dans sa réplique "Ignorantus, ignoranta, Ignorantum" est une manière de tourner en dérision l’autorité des médecins de l’époque, notamment Monsieur Purgon, que Molière ridiculise à travers ce personnage.
Toinette enchaîne les prescriptions alimentaires absurdes, comme "du bon gros bœuf, du bon gros porc, du fromage de Hollande", en totale contradiction avec les conseils de Purgon qui recommande des potages légers et des bouillons. Le contraste entre ces deux approches crée un comique de situation. Toinette semble détenir une autorité inébranlable malgré son manque de connaissances, ce qui accentue l'absurdité de la scène et ridiculise la médecine de l’époque.
3. La satire sociale et la dénonciation de la crédulité et de la vanité
Au-delà de la critique de la médecine, Molière utilise cette scène pour dénoncer la crédulité humaine et la vanité des médecins. Argan, obsédé par sa santé, accepte sans broncher les conseils de Toinette et semble même la remercier pour ses soins, ce qui souligne son manque de discernement. La satire de la médecine s’étend à la société dans son ensemble : Argan, représentant la bourgeoisie, est prêt à croire tout ce qu’on lui dit, tant que cela nourrit ses angoisses.
La figure de Toinette, quant à elle, est également une satire de la servante qui, par son esprit et sa ruse, parvient à dominer une situation. Elle prend le rôle du médecin, non par compétence, mais par sa maîtrise de l’illusion et de la manipulation. Molière fait ainsi l’éloge de la ruse et de l'intelligence pratique, en opposition à la prétendue science des médecins.
Conclusion :
Dans cette scène, Molière use de la comédie pour dénoncer les travers de la médecine de son époque et critiquer la crédulité d’Argan. Par le biais de Toinette, il parodie l’autorité médicale et expose la vanité des médecins, tout en soulignant l’absurdité de la société qui accepte aveuglément leurs conseils. Cette scène, tout en étant comique, nous invite à réfléchir sur la relation entre le savoir et la croyance, et sur la manière dont les individus peuvent être manipulés par des figures d’autorité, même lorsque celles-ci sont manifestement incompétentes.