ACTE II, SCÈNE 14
ANDROMAQUE, CASSANDRE, HECTOR, ABNÉOS, puis OIAX, puis DEMOKOS
HECTOR — Tu étais là, Andromaque ?
ANDROMAQUE — Soutiens-moi. Je n’en puis plus !
HECTOR — Tu nous écoutais ?
ANDROMAQUE — Oui. Je suis brisée.
HECTOR — Tu vois qu’il ne faut pas désespérer…
ANDROMAQUE — De nous peut-être. Du monde, oui… Cet homme est effroyable. La misère du monde est sur moi.
HECTOR — Une minute encore, et Ulysse est à son bord… Il marche vite. D’ici l’on suit son cortège. Le voilà déjà en face des fontaines. Que fais-tu ?
ANDROMAQUE — Je n’ai plus la force d’entendre. Je me bouche les oreilles. Je n’enlèverai pas les mains avant que notre sort soit fixé…
HECTOR — Cherche Hélène, Cassandre !
Oiax entre sur la scène, de plus en plus ivre. Il voit Andromaque de dos.
CASSANDRE — Ulysse vous attend au port, Oiax. On vous y conduit Hélène.
OIAX — Hélène ! Je me moque d’Hélène ! C’est celle-là que je veux tenir dans mes bras.
CASSANDRE — Partez, Oiax. C’est la femme d’Hector.
OIAX — La femme d’Hector ! Bravo ! J’ai toujours préféré les femmes de mes amis, de mes vrais amis !
CASSANDRE — Ulysse est déjà à mi-chemin… Partez.
OIAX — Ne te fâche pas. Elle se bouche les oreilles. Je peux donc tout lui dire, puisqu’elle n’entendra pas. Si je la touchais, si je l’embrassais, évidemment ! Mais des paroles qu’on n’entend pas, rien de moins grave.
CASSANDRE — Rien de plus grave. Allez, Oiax !
OIAX, pendant que Cassandre essaie par la force de l’éloigner d’Andromaque et qu’Hector lève peu à peu son javelot. — Tu crois ? Alors autant la toucher. Autant l’embrasser. Mais chastement ! … Toujours chastement, les femmes des vrais amis ! Qu’est-ce qu’elle a de plus chaste ta femme, Hector, le cou ? Voilà pour le cou … L’oreille aussi m’a un gentil petit air tout à fait chaste ! Voilà pour l’oreille… Je vais te dire, moi, ce que j’ai toujours trouvé de plus chaste chez la femme… Laisse-moi !… Elle n’entend pas les baisers non plus… Ce que tu es forte !… Je viens… Je viens… Adieux. Il sort.
Hector baisse imperceptiblement son javelot. À ce moment Demokos fait irruption.
DEMOKOS — Quelle est cette lâcheté ? Tu rends Hélène ? Troyens, aux armes ! On nous trahit… Rassemblez-vous… Et votre chant de guerre est prêt ! Ecoutez votre chant de guerre !
HECTOR — Voilà pour ton chant de guerre !
DEMOKOS, tombant — Il m’a tué !
HECTOR — La guerre n’aura pas lieu, Andromaque !
Il essaie de détacher les mains d’Andromaque qui résiste, les yeux fixés sur Demokos. Le rideau qui avait commencé à tomber se lève peu à peu.
ABNÉOS — On a tué Demokos ! Qui a tué Demokos ?
DEMOKOS — Qui m’a tué ?… Oiax !… Oiax !… Tuez-le !
ABNÉOS — Tuez Oiax !
HECTOR — Il ment. C’est moi qui l’ai frappé.
DEMOKOS — Non. C’est Oiax…
ABNÉOS — Oiax a tué Demokos… Rattrapez-le !… Châtiez-le !
HECTOR — C’est moi, Demokos, avoue-le ! Avoue-le, ou je t’achève !
DEMOKOS — Non, mon cher Hector, mon bien cher Hector. C’est Oiax ! Tuez Oiax !
CASSANDRE — Il meurt, comme il a vécu, en coassant.
ABNÉOS — Voilà… Ils tiennent Oiax… Voilà. Ils l’ont tué !
HECTOR, détachant les mains d’Andromaque — Elle aura lieu.
Les portes de la guerre s’ouvrent lentement. Elles découvrent Hélène qui embrasse Troïlus.
CASSANDRE — Le poète troyen est mort… la parole est au poète grec.
LE RIDEAU TOMBE DÉFINITIVEMENT.
Cet extrait de La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux présente une scène où l’urgence, le tragique, le burlesque et l’absurde se mêlent dans une tension dramatique qui illustre le conflit intérieur entre la paix et la guerre. Dans ce commentaire composé, nous analyserons cette scène sous trois angles principaux : le tragique, le burlesque et l’absurde, ainsi que le pouvoir de la parole et la scénographie.
La tragédie dans cet extrait repose sur une double dynamique : l’urgence d’un événement inéluctable et la prise de conscience de la fatalité. La scène débute sur une tension qui se cristallise autour de l’arrivée imminente d’Ulysse, évoqué par Hector : « Une minute encore, et Ulysse est à son bord… Il marche vite. » Cette urgence, personnifiée par Ulysse et son cortège, représente le temps qui s’écoule inéluctablement vers la guerre. Hector, pourtant figure héroïque de la paix, semble impuissant à stopper ce dénouement funeste.
Dans ce contexte, la guerre devient une fatalité, une sorte de destin que l’on ne peut éviter. Giraudoux utilise ici l’ironie tragique : le héros Hector, qui lutte pour la paix, finit par être celui qui, par un geste de violence (le meurtre de Démokos), précipite la guerre. La guerre, donc, « aura lieu », peu importe les tentatives pour l'éviter. Le lecteur ou spectateur est confronté à l’absurdité de cette situation, où même les efforts de paix mènent à la guerre. Ce concept de fatum, ou destin, s’illustre par l’armement d’Hector et l’ouverture des « portes de la guerre », symbolisant le retour à la violence malgré tout. La tragédie se joue ici dans la tension entre la parole et l’acte, entre l'intention de maintenir la paix et la violence inévitable.
Toute la scène est imprégnée de la tension entre le registre tragique et un ton plus burlesque, voire absurde. Le personnage d’Oiax, ivre et dénué de tout sens moral, incarne l’absurde. Ses propos, à la fois trivials et violents, sont une dégradation de l’héroïsme attendu. Il traite Andromaque, femme d’Hector, comme un simple objet de désir, ce qui choque la dignité de la situation : « La femme d’Hector ! Bravo ! J’ai toujours préféré les femmes de mes amis, de mes vrais amis ! »
Ce discours absurde met en lumière l’incongruité de l’intention de paix d’Hector. La scène, à la fois grotesque et tragique, suggère que l’humanité, dégradée par des personnages comme Oiax, est irrémédiablement vouée à la guerre. La mort de Démokos, accusant à la fois Oiax et Hector, semble aussi absurde : un simple malentendu mène à la destruction. Démokos, figure du chant guerrier, meurt de manière absurde dans une scène où les mots semblent perdre leur sens. Le comique et le tragique se rejoignent dans cette confusion.
La parole occupe une place centrale dans cet extrait, notamment à travers les personnages de Cassandre et Démokos. Cassandre, la prophétesse, semble déjà être consciente de la futilité de ses paroles : « Le poète troyen est mort… la parole est au poète grec. » Par cette réplique, Giraudoux fait un clin d’œil à l’histoire du mythe et au rôle du poète dans la construction de la guerre. En tant que personnage métathéâtral, Cassandre joue à la fois le rôle de la prophétesse et de l’observatrice extérieure qui, à travers ses paroles, dénonce l’impossibilité de changer le cours des événements.
La scénographie accentue également cette réflexion sur le pouvoir de la parole. Le jeu du rideau, qui se lève et se baisse à plusieurs reprises, symbolise l'hésitation entre la guerre et la paix, entre l’action et l'inaction. Le geste d’Hector, qui hésite entre tuer et ne pas tuer, renforce cette idée de mouvement incertain, de mécanique inévitable. Les portes de la guerre, ouvertes au début de la pièce, se referment, puis se rouvrent à la fin, comme une métaphore du cycle sans fin de la guerre et de la paix.
Cet extrait de La Guerre de Troie n’aura pas lieu montre à quel point Giraudoux parvient à fusionner des éléments tragiques et burlesques pour mettre en lumière l’absurdité de la guerre. En explorant la tension entre la parole et l’action, il critique non seulement le destin tragique des personnages, mais aussi l’inutilité des tentatives de paix face à la guerre qui semble inévitable. À travers cette scène, Giraudoux propose une réflexion profonde sur la violence, le pouvoir des mots, et la répétition des erreurs humaines, tout en utilisant des procédés théâtraux pour rendre cette réflexion plus percutante.