J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombrés de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
- Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.
Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L'ennui, fruit de la morne incuriosité
Prend les proportions de l'immortalité.
- Désormais tu n'es plus, ô matière vivante !
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux ;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.
Charles Baudelaire
Les Fleurs du mal, section Spleen et idéal
Introduction
Le poème Spleen - LXXVI fait partie de la section Spleen et idéal des Fleurs du mal et témoigne d'une vision désespérée de l'existence. À travers la première personne, Baudelaire dresse un bilan de sa vie marqué par une douleur existentielle, une accumulation de souvenirs qui sont devenus une forme de fardeau. Le poème explore des images de dégradation et de perte, tout en dénonçant le poids du temps et de l'ennui.
I. La mémoire accablante : une accumulation de souffrances et de morts
Le poème débute par la déclaration du locuteur : « J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. » Cette phrase suggère non seulement la vieillesse prématurée du poète mais aussi une mémoire surchargée, surabondante de souvenirs, certains heureux, mais surtout douloureux. L’image du « gros meuble à tiroirs encombrés » est une métaphore de l’esprit du poète, un espace clos et chargé, rempli de « bilans, de vers, de billets doux, de procès, de romances », qui sont tous des éléments du passé, une accumulation de souvenirs, de regrets, mais aussi de rêves évanouis.
Les tiroirs du meuble représentent les compartiments de la mémoire du poète, qui, au lieu de contenir des objets ou des événements heureux, contiennent « des secrets », des souvenirs qui, au lieu d’apaiser, alourdissent le poète. La comparaison entre ce meuble et le cerveau souligne la lourdeur et la complexité de la mémoire.
Dans le second quatrain, Baudelaire introduit une image encore plus sombre : « C'est une pyramide, un immense caveau / Qui contient plus de morts que la fosse commune. » Le cerveau du poète devient une sorte de tombeau, un espace clos et obstrué par le passé. La pyramide, symbole de l'Égypte ancienne et de la mort, et le caveau renvoient à l'idée d'un corps figé et empli de souvenirs morts. Cette image fait écho à celle du cimetière, un lieu de repos des morts, mais ici, c’est un cimetière « abhorré de la lune », un espace qui n’est pas serein, mais plutôt hanté par les remords.
II. L’ennui et la dégradation du temps
Le poème se poursuit avec des métaphores qui soulignent la dégradation et l’incapacité à échapper au passé. La phrase « Je suis un cimetière abhorré de la lune » lie l'image de la mort à la lumière froide et distante de la lune, suggérant un espace non seulement désolé, mais aussi éloigné de la chaleur humaine. Le poète devient une figure de l’oubli et de la douleur : les « longs vers », symboles des remords, traînent sur les morts du poète, répétant inlassablement le fardeau de la mémoire.
Dans la troisième strophe, Baudelaire fait une comparaison avec un « vieux boudoir plein de roses fanées », un espace intime et féminin, autrefois porteur de vie, mais désormais dégradé. Les « modes surannées » et les « pastels plaintifs » renvoient à une époque révolue, à des souvenirs qui ont perdu leur éclat et qui, dans leur dégradation, témoignent de la fin de l’intensité de la vie. Les « roses fanées » symbolisent la perte de beauté et de jeunesse, et l’image du « flacon débouché » renforce l’idée de la fuite du temps et de l’inevitabilité de la dégradation.
III. L’ennui absolu et la perception du monde
La quatrième strophe évoque « les boiteuses journées », une métaphore du passage du temps qui devient lourd et sans fin. Le poète, confronté à la « morne incuriosité », ressent un ennui existentiel. Le spleen ici se manifeste dans l’incapacité de trouver de la nouveauté ou de l’intérêt dans la vie quotidienne. L’ennui prend alors « les proportions de l’immortalité », suggérant que ce sentiment de lassitude est éternel, sans possibilité de rédemption.
Enfin, Baudelaire termine sur une image de déconnexion totale de la réalité. L’homme, devenu « un granit entouré d’une vague épouvante », est une figure figée, indifférente au monde qui l’entoure. Le poème conclut par l’image du poète comme un « vieux sphinx ignoré du monde insoucieux », une figure mythologique, mais oubliée et abandonnée dans un désert, loin de l’attention de l’humanité. La « vague épouvante » et l'isolement suggèrent que le poète, dans son spleen, devient une sorte de monument figé, condamné à ne plus exister que dans l’ombre de son passé.
Conclusion
Dans Spleen - LXXVI, Baudelaire peint un tableau de l’isolement, de l’accumulation de souvenirs devenus trop lourds à porter, et du poids accablant de l’ennui. À travers des métaphores puissantes et des images de dégradation et de mort, le poème illustre une vision désespérée de l’existence humaine. La mémoire, loin d’être un refuge, devient un cimetière du passé, une accumulation de morts et de regrets. Le poète est ainsi plongé dans un monde de solitude, de perte, et de stagnation, où le temps semble figé, et l’existence, une répétition sans fin d’ennui.