Il revoyait sa vie folle, courageuse, lâche, obstinée et toujours tendue vers ce but dont il ignorait tout, et en vérité elle s’était tout entière passée sans qu’il ait essayé d’imaginer ce que pouvait être un homme qui lui avait donné justement cette vie pour aller mourir aussitôt sur une terre inconnue de l’autre côté des mers. À vingt-neuf ans, lui-même n’était-il pas fragile, souffrant, tendu, volontaire, sensuel, rêveur, cynique et courageux. Oui, il était tout cela et bien d’autres choses encore, il avait été vivant, un homme enfin, et pourtant il n’avait jamais pensé à l’homme qui dormait là comme à un être vivant, mais comme à un inconnu qui était passé autrefois sur la terre où il était né, dont sa mère lui disait qu’il lui ressemblait et qui était mort au champ d’honneur. Pourtant ce qu’il avait cherché avidement à savoir à travers les livres et les êtres, il lui semblait maintenant que ce secret avait partie liée avec ce mort, ce père cadet, avec ce qu’il avait été et ce qu’il était devenu et que lui-même avait cherché bien loin ce qui était près de lui dans le temps et dans le sang. À vrai dire, il n’avait pas été aidé. Une famille où l’on parlait peu, où on ne lisait ni n’écrivait, une mère malheureuse et distraite, qui l’aurait renseigné sur ce jeune et pitoyable père ? Personne ne l’avait connu que sa mère qui l’avait oublié. Il en était sûr. Et il était mort inconnu sur cette terre où il était passé fugitivement, comme un inconnu. C’était à lui à se renseigner sans doute, à demander. Mais celui qui, comme lui, n’a rien et veut le monde entier, il n’a pas assez de toute son énergie pour s’édifier et conquérir ou comprendre le monde. Après tout, il n’était pas trop tard, il pouvait encore chercher, savoir qui était cet homme qui lui semblait plus proche maintenant qu’aucun être au monde. Il pouvait…
Albert Camus - Le Premier homme- Extrait du chapitre 2
Le Premier homme, manuscrit inachevé d'Albert Camus, découvert après sa mort tragique en 1960, constitue une exploration poignante de ses racines familiales et de son identité personnelle. Dans ce roman, l’écrivain se confronte à l’absence de son père, mort pendant la Première Guerre mondiale, et à la quête de sa propre histoire. À travers le personnage de Jacques Cormery, un alter ego de l’auteur, Camus interroge la mémoire, l’héritage familial, et la quête de soi. Cet extrait, qui nous plonge dans une réflexion intime et désillusionnée de Jacques, met en lumière son combat intérieur pour comprendre et apprivoiser l’identité de son père. Nous analyserons ici les thèmes de l'absence et de la quête de l'identité, le rapport complexe entre le père et le fils, et la réflexion sur le sens de la vie.
Dans cet extrait, Jacques prend conscience de l'ampleur de l'absence de son père. Ce dernier, mort prématurément lors de la guerre, n’a laissé aucun souvenir tangible ou connaissance à son fils. Jacques reconnaît que toute sa vie s’est déroulée sans qu’il ait jamais tenté de comprendre cet homme qui l’a engendré. Le terme « inconnu » revient à plusieurs reprises pour décrire le père, soulignant l’impossibilité de le connaître autrement que par des bribes de récits — des « morceaux » d’histoire souvent flous. Cette absence devient un gouffre qui plonge le personnage dans une quête douloureuse, celle de tenter de combler un vide affectif et existentiel. Le père n’est pas seulement un être physique disparu, mais aussi une figure dont l'héritage émotionnel et symbolique reste inaccessible. Camus explore ici la fracture que crée l'absence dans une famille et dans une vie, mettant en évidence la souffrance de ne pas savoir qui l'on est à travers la figure paternelle.
Jacques se retrouve face à une contradiction essentielle : bien qu’il cherche avidement à comprendre son père à travers les livres et les rencontres, ce secret qui pourrait éclairer sa propre existence semble avoir une « partie liée » avec ce mort, « ce père cadet ». L'idée d'héritage ici est complexe : non seulement Jacques cherche à comprendre son passé familial, mais il réalise également que cet homme, qu’il connaît si mal, fait partie intégrante de ce qu’il est devenu. La quête pour savoir qui était son père devient alors une exploration de soi-même. Camus suggère que notre identité est, d’une certaine manière, héritée de ceux qui nous ont précédés, même s’ils restent invisibles, absents ou silencieux. Jacques se rend compte qu'il a cherché bien loin ce qui était déjà près de lui, dans son propre sang. Cette recherche incessante et insatisfaisante met en lumière l’impossibilité de connaître pleinement l'autre, tout comme celle de se connaître soi-même sans les éléments du passé qui nous échappent.
Le personnage de Jacques, dans sa réflexion, évoque aussi la difficulté de se connaître sans l’aide de ceux qui pourraient lui fournir des informations sur son père. Sa mère, « malheureuse et distraite », ne l’a jamais véritablement renseigné sur ce père, qui semble avoir été oublié par tous. Cette solitude dans la quête de l’identité met en lumière l’effort solitaire et laborieux de Jacques pour reconstruire une mémoire familiale fragmentée. Cependant, cette recherche est aussi un acte de résistance contre le silence et l’oubli. Camus, par l’intermédiaire de Jacques, illustre ici la manière dont l’individu, tout en étant confronté à l’inconnu et à l’incompréhensible, s’efforce de comprendre son histoire pour se donner un sens et une direction. L’isolement, à la fois géographique et émotionnel, représente une forme de lutte contre le destin et le silence qui enveloppe le passé.
Dans cet extrait de Le Premier homme, Albert Camus nous livre une méditation profonde sur l'absence, la mémoire et la quête d'identité. À travers les réflexions de Jacques, il montre que l'absence du père n'est pas seulement un manque physique, mais un manque d’héritage, un vide symbolique qui empêche la construction d’une identité complète. L’œuvre met en lumière la fragilité de l’homme face à l’inconnu, tout en insistant sur la nécessité de cette quête pour comprendre son passé et, par conséquent, soi-même. Camus nous invite à accepter que l’individu est à la fois façonné par son passé et par ce qu’il cherche à en savoir, même si la vérité demeure toujours incomplète et inaccessible. Ainsi, cette autobiographie inachevée devient le lieu d’une réflexion universelle sur la mémoire et le rapport complexe que chaque être humain entretient avec son histoire et celle de ses ancêtres.