« Ici la voix d’Atala s’éteignit ; les ombres de la mort se répandirent autour de ses yeux et de sa bouche ; ses doigts errants cherchaient à toucher quelque chose ; elle conversait tout bas avec des esprits invisibles. Bientôt, faisant un effort, elle essaya, mais en vain, de détacher de son cou le petit crucifix ; elle me pria de le dénouer moi-même, et elle me dit :
« Quand je te parlai pour la première fois, tu vis cette croix briller à la lueur du feu sur mon sein ; c’est le seul bien que possède Atala. Lopez, ton père et le mien, l’envoya à ma mère peu de jours après ma naissance. Reçois donc de moi cet héritage, ô mon frère ! conserve-le en mémoire de mes malheurs. Tu auras recours à ce Dieu des infortunés dans les chagrins de ta vie. Chactas, j’ai une dernière prière à te faire. Ami, notre union aurait été courte sur la terre, mais il est après cette vie une plus longue vie. Qu’il serait affreux d’être séparée de toi pour jamais ! Je ne fais que te devancer aujourd’hui, et je te vais attendre dans l’empire céleste. Si tu m’as aimée, fais-toi instruire dans la religion chrétienne, qui préparera notre réunion. Elle fait sous tes yeux un grand miracle, cette religion, puisqu’elle me rend capable de te quitter sans mourir dans les angoisses du désespoir. Cependant, Chactas, je ne veux de toi qu’une simple promesse, je sais trop ce qu’il en coûte pour te demander un serment. Peut-être ce vœu te séparerait-il de quelque femme plus heureuse que moi… Ô ma mère ! pardonne à ta fille. Ô Vierge ! retenez votre courroux. Je retombe dans mes faiblesses, et je te dérobe, ô mon Dieu ! des pensées qui ne devraient être que pour toi. »
« Navré de douleur, je promis à Atala d’embrasser un jour la religion chrétienne. À ce spectacle, le solitaire, se levant d’un air inspiré et étendant les bras vers la voûte de la grotte : « Il est temps, s’écria-t-il, il est temps d’appeler Dieu ici ! »
« À peine a-t-il prononcé ces mots qu’une force surnaturelle me contraint de tomber à genoux et m’incline la tête au pied du lit d’Atala. Le prêtre ouvre un lieu secret où était renfermée une urne d’or couverte d’un voile de soie ; il se prosterne, et adore profondément. La grotte parut soudain illuminée ; on entendit dans les airs les paroles des anges et les frémissements des harpes célestes, et lorsque le solitaire tira le vase sacré de son tabernacle, je crus voir Dieu lui-même sortir du flanc de la montagne.
« Le prêtre ouvrit le calice ; il prit entre ses deux doigts une hostie blanche comme la neige, et s’approcha d’Atala en prononçant des mots mystérieux. Cette sainte avait les yeux levés au ciel, en extase. Toutes ses douleurs parurent suspendues, toute sa vie se rassembla sur sa bouche ; ses lèvres s’entr’ouvrirent, et vinrent avec respect chercher le Dieu caché sous le pain mystique. Ensuite le divin vieillard trempe un peu de coton dans une huile consacrée ; il en frotte les tempes d’Atala, il regarde un moment la fille mourante, et tout à coup ces fortes paroles lui échappent : « Partez, âme chrétienne, allez rejoindre votre Créateur ! » Relevant alors ma tête abattue, je m’écriai en regardant le vase où était l’huile sainte : « Mon père, ce remède rendra-t-il la vie à Atala ? — Oui, mon fils, dit le vieillard en tombant dans mes bras, la vie éternelle ! » Atala venait d’expirer. »
Dans cet endroit, pour la seconde fois depuis le commencement de son récit, Chactas fut obligé de s’interrompre. Ses pleurs l’inondaient, et sa voix ne laissait échapper que des mots entrecoupés. Le Sachem aveugle ouvrit son sein, il en tira le crucifix d’Atala. « Le voilà, s’écria-t-il, ce gage de l’adversité ! Ô René ! ô mon fils ! tu le vois, et moi, je ne le vois plus ! Dis-moi, après tant d’années, l’or n’en est-il point altéré ? N’y vois-tu point la trace de mes larmes ? Pourrais-tu reconnaître l’endroit qu’une sainte a touché de ses lèvres ? Comment Chactas n’est-il point encore chrétien ? Quelles frivoles raisons de politique et de patrie l’ont jusqu’à présent retenu dans les erreurs de ses pères ? Non, je ne veux pas tarder plus longtemps. La terre me crie : Quand donc descendras-tu dans la tombe, et qu’attends-tu pour embrasser une religion divine ?… Ô terre ! vous ne m’attendrez pas longtemps : aussitôt qu’un prêtre aura rajeuni dans l’onde cette tête blanchie par les chagrins, j’espère me réunir à Atala… Mais achevons ce qui me reste à conter de mon histoire. »
Résumé
Atala est sur le point de mourir. Elle donne à Chactas son crucifix, son seul bien, en souvenir d'elle et de ses malheurs. Elle lui demande de devenir chrétien pour qu'ils puissent se retrouver après la mort. Un prêtre arrive, donne la communion et bénit Atala avec une huile sacrée avant qu'elle ne rende son dernier souffle. Chactas est bouleversé, mais promet de se convertir. Plus tard, devenu vieux, il garde toujours le crucifix d'Atala et décide enfin de se faire baptiser pour la rejoindre dans l'au-delà.
Commentaire composé
François-René de Chateaubriand, figure emblématique du romantisme français, a profondément marqué la littérature du XIXe siècle par son lyrisme et sa sensibilité. Atala, publié en 1801, s’inscrit dans une œuvre plus vaste intitulée Les Natchez, où se mêlent exotisme, spiritualité et contemplation de la nature. Cet extrait, situé au moment de la mort d’Atala, est l’une des scènes les plus poignantes du récit. À travers ce passage, Chateaubriand exalte la puissance de la foi chrétienne tout en peignant la douleur humaine dans toute sa grandeur tragique. Nous verrons comment l’auteur mêle la spiritualité à l’émotion en deux axes : la représentation du sacrifice et la dimension mystique de la mort.
I. Le sacrifice d’Atala : la douleur sublimée par la foi
L’extrait s’ouvre sur une scène d’agonie, où Atala lutte contre la mort avec une résignation touchante. Dès les premières lignes, la narration met en avant la souffrance physique et morale de l’héroïne : « Ici la voix d’Atala s’éteignit ». Cette figure de style de la métonymie (la voix s’éteignit) traduit la faiblesse progressive du personnage, dont la vie semble se dissoudre doucement. Les « ombres de la mort » et les « esprits invisibles » qui entourent Atala instaurent une atmosphère funèbre, renforçant l’idée d’un passage imminent vers l’au-delà.
Le sacrifice d’Atala prend toute sa signification dans la transmission du crucifix, ultime héritage de son père. Le geste d’Atala, qui demande à Chactas de recevoir ce symbole religieux, revêt une valeur hautement symbolique : « C’est le seul bien que possède Atala ». La simplicité de cette offrande souligne la pauvreté matérielle de l’héroïne, mais aussi sa richesse spirituelle. Le crucifix devient ici le lien sacré entre le passé, le présent et l’avenir, marquant l’union des âmes au-delà de la mort.
De plus, Atala exprime une dernière volonté : celle de voir Chactas embrasser la religion chrétienne. Ce vœu témoigne de la générosité et de la piété du personnage, qui place le salut spirituel de l’être aimé au-dessus de sa propre existence. La prière d’Atala, marquée par une oscillation entre l’amour terrestre et l’amour divin, donne au texte une profondeur bouleversante : « Je retombe dans mes faiblesses, et je te dérobe, ô mon Dieu ! des pensées qui ne devraient être que pour toi ». La tension entre la passion humaine et la foi est au cœur du romantisme, illustrant la dualité de l’âme humaine.
II. La mort mystique : une ascension vers le divin
La seconde partie du passage revêt une dimension presque liturgique. L’intervention du prêtre, désigné comme « le solitaire », confère à la scène une solennité particulière. Le rite religieux, avec la présence de l’hostie et de l’huile consacrée, transforme la grotte en une véritable chapelle. La lumière qui illumine la grotte et les « paroles des anges » plongent le lecteur dans une atmosphère surnaturelle, où la frontière entre le ciel et la terre semble s’effacer.
L’eucharistie, dernier sacrement reçu par Atala, symbolise l’union de l’âme avec Dieu. Le regard extatique d’Atala, sa souffrance suspendue, et la sérénité qui l’envahit traduisent une victoire spirituelle sur la douleur physique. La bouche d’Atala, qui « vint avec respect chercher le Dieu caché sous le pain mystique », devient l’instrument de cette communion sacrée, magnifiant la pureté de l’instant.
Enfin, la dernière parole du prêtre, « Partez, âme chrétienne, allez rejoindre votre Créateur », donne à la mort d’Atala une dimension apaisée et glorieuse. La réponse du vieillard, « Oui, mon fils… la vie éternelle ! », achève de sublimer le décès en une renaissance spirituelle, où la douleur terrestre cède la place à l’espérance céleste.
Cet extrait d’Atala illustre avec éclat la capacité de Chateaubriand à allier lyrisme et spiritualité. À travers la figure d’Atala, l’auteur célèbre la grandeur du sacrifice et la puissance rédemptrice de la foi. Le style, riche en images mystiques et en rythmes poétiques, confère à la scène une intensité dramatique inoubliable. Par cette méditation sur la mort et l’amour, Chateaubriand fait de son œuvre un hymne à la beauté fragile de la vie humaine, illuminée par la promesse d’une vie éternelle. Ce passage rappelle que, dans l’univers romantique, la souffrance trouve toujours une rédemption dans l’au-delà, et que la foi demeure la lumière qui éclaire les ténèbres de l’existence.