Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au Soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un Coche.
Femmes, Moine, vieillards, tout était descendu.
L'attelage suait, soufflait, était rendu.
Une Mouche survient, et des chevaux s'approche ;
Prétend les animer par son bourdonnement ;
Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment
Qu'elle fait aller la machine,
S'assied sur le timon, sur le nez du Cocher ;
Aussitôt que le char chemine,
Et qu'elle voit les gens marcher,
Elle s'en attribue uniquement la gloire ;
Va, vient, fait l'empressée ; il semble que ce soit
Un Sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens, et hâter la victoire.
La Mouche en ce commun besoin
Se plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin ;
Qu'aucun n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire.
Le Moine disait son Bréviaire ;
Il prenait bien son temps ! une femme chantait ;
C'était bien de chansons qu'alors il s'agissait !
Dame Mouche s'en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail le Coche arrive au haut.
Respirons maintenant, dit la Mouche aussitôt :
J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Ça, Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.
Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S'introduisent dans les affaires :
Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient être chassés.
Jean de la Fontaine
La fable Le Coche et la Mouche, écrite par Jean de La Fontaine et publiée en 1678, met en scène deux personnages opposés, tant par leur nature que par leur rôle dans le récit. La Mouche, un insecte insignifiant mais vantard, s'approprie la gloire du travail des chevaux qui tirent un coche lourdement chargé. À l’inverse, le coche représente la force, la lourdeur et la persévérance des animaux de trait, symbolisant l'effort et la réalité. La Fontaine utilise un mélange de registres et de rythmes pour marquer la distinction entre ces deux protagonistes. La problématique qui se pose ici est la suivante : comment la forme, le ton et le rythme de la fable vont-ils montrer la différence et la disparité entre la légèreté de la Mouche et la lourdeur du Coche ?
La Mouche, petite mais bruyante.
Dès le début de la fable, La Fontaine introduit la Mouche de manière énergique, en la plaçant dans un environnement oppressant et difficile : "Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé" (v. 1). L'atmosphère est lourde et difficile, mais la Mouche, malgré sa taille minuscule, se permet de prétendre à une grande importance. Elle pique les chevaux, se pose sur le timon et le nez du cocher, et pense, à tort, qu'elle est responsable de la progression du véhicule : "Elle s'en attribue uniquement la gloire" (v. 20).
Un rythme et un ton vifs et légers.
Le ton et le rythme de la fable, alternant entre alexandrins et octosyllabes, illustrent la vivacité et l'irritabilité de la Mouche. Les vers courts et rapides, en particulier les octosyllabes, créent une impression de légèreté et d’agitation. La Mouche se comporte comme un personnage empressé, qui croit agir de manière décisive, mais sans véritable effet : "Va, vient, fait l'empressée" (v. 17). La légèreté de la Mouche se reflète ainsi dans la structure même du texte, qui alterne mouvements dynamiques et gestes futiles.
La Mouche se croit indispensable.
L’un des aspects les plus intéressants de la fable est l’illusion de la Mouche, qui s’attribue une importance qu’elle n’a pas : "Se plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin" (v. 19). Elle se croit indispensable au bon déroulement de la scène, pensant que ses actions ont une influence sur les chevaux, comme si elle était un chef d'orchestre. Cependant, la réalité est que ses actions n'ont aucun effet tangible sur le mouvement du coche.
Un effort constant et invisible.
Contrairement à la Mouche, le coche et ses chevaux symbolisent l'effort persistant et réel. Ils tirent le poids d’un attelage lourd à travers un chemin difficile. La Mouche, bien qu’agissante, n’a en réalité aucune influence sur cette lourde tâche. L’effort des chevaux et du coche est immuable, constant, et reflète la véritable force dans l’histoire : "Six forts chevaux tiraient un Coche" (v. 2). La lourdeur du coche est bien présente à travers le vocabulaire : "L'attelage suait, soufflait, était rendu" (v. 5).
La lenteur et la difficulté du travail.
Le Coche représente le travail continu et fatiguant, contrastant fortement avec l’agitation superficielle de la Mouche. Le rythme des vers qui décrivent l’effort des chevaux et du coche est plus lourd, avec des phrases plus longues et plus chargées, soulignant le poids et la lenteur de la tâche. Le "sablonneux, malaisé" (v. 1) chemin met en lumière la difficulté de la situation et la lenteur du travail effectué par le Coche et ses chevaux.
La réalité du travail.
Loin des prétentions de la Mouche, le Coche représente un travail rude et essentiel, bien que souvent invisible. Alors que la Mouche semble se prendre pour une actrice principale, les chevaux et le Coche font face à des obstacles sans en attendre la reconnaissance.
La Mouche, symbole des faux dévoués.
La Fontaine, à travers la Mouche, critique ceux qui, sans apporter de véritable contribution, se mêlent des affaires des autres et s’attribuent des mérites qui ne leur reviennent pas. La Mouche, bien qu’inutile, veut se faire passer pour un personnage central dans cette situation. Elle fait croire qu’elle a joué un rôle décisif dans l’issue de la scène : "J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine" (v. 23). Cette arrogance des petits acteurs, qui se croient indispensables, est une critique sociale de la Fontaine, un appel à la reconnaissance de ceux qui œuvrent réellement, mais discrètement, dans l’ombre.
Une critique des importuns et des vaniteux.
La morale explicite de la fable est claire : "Ainsi certaines gens, faisant les empressés, / S'introduisent dans les affaires" (v. 24-25). Ces "empressés", qui se croient essentiels sans l'être, sont des personnages prétentieux qui se mêlent de tout sans apporter de réelle aide. La Fontaine dénonce ici les comportements prétentieux de certains individus, qui, comme la Mouche, veulent se donner une importance qu’ils n’ont pas.
Le Coche et la Mouche de Jean de La Fontaine illustre parfaitement la différence entre la légèreté et la prétention d’un individu et la lourdeur et la réalité de l’effort d’un autre. À travers des contrastes de rythme et de ton, la fable met en évidence la vanité de ceux qui se croient indispensables alors qu'ils ne sont qu'une agitation superficielle. La Fontaine, tout en racontant une histoire amusante et légère, offre une critique acerbe des faux dévoués et des vaniteux, incitant à reconnaître l'effort réel et à éviter de se laisser séduire par ceux qui veulent s’approprier les mérites d’autrui.