Depuis quatre mille ans que, courbé sous la haine,
Perçant sa tombe avec les débris de sa chaîne,
Fouillant le bas, creusant le haut,
Il cherche à s'évader à travers la nature,
L'esprit forçat n'a pas encor fait d'ouverture
A la voûte du ciel cachot.
Oui, le penseur en vain, dans ses essors funèbres,
Heurte son âme d'ombre au plafond de ténèbres ;
Il tombe, il meurt ; son temps est court ;
Et nous n'entendons rien, dans la nuit qu'il nous lègue,
Que ce que dit tout bas la création bègue
A l'oreille du tombeau sourd.
Nous sommes les passants, les foules et les races.
Nous sentons, frissonnants, des souffles sur nos faces.
Nous sommes le gouffre agité ;
Nous sommes ce que l'air chasse au vent de son aile ;
Nous sommes les flocons de la neige éternelle
Dans l'éternelle obscurité.
Pour qui luis-tu, Vénus ? Où roules-tu, Saturne ?
Ils vont : rien ne répond dans l'éther taciturne.
L'homme grelotte, seul et nu.
L'étendue aux flots noirs déborde, d'horreur pleine :
L'énigme a peur du mot ; l'infini semble à peine
Pouvoir contenir l'inconnu.
Toujours la nuit ! jamais l'azur ! jamais l'aurore !
Nous marchons. Nous n'avons point fait un pas encore !
Nous rêvons ce qu'Adam rêva ;
La création flotte et fuit, des vents battue ;
Nous distinguons dans l'ombre une immense statue
Et nous lui disons : Jéhovah !
Victor Hugo - Les Contemplations
Le poème Horror (IV) extrait des Contemplations de Victor Hugo, écrit à la suite du douloureux décès de sa fille Léopoldine, s’inscrit dans une réflexion profonde sur la condition humaine, le sens de la vie et la confrontation avec la mort. Ce recueil, qui touche à des thèmes tels que le deuil, l’injustice et l’infini, nous plonge dans un univers où l’homme se cherche, tout en étant confronté à la finitude et à l’inconnu. Le titre du poème, Horror, déjà lourd de sens, nous invite à explorer l’angoisse existentielle qui traverse le texte. Cette étude s’attachera à décrypter les relations entre le titre et les thèmes abordés par Hugo, à savoir l’horreur de la condition humaine face à l’infini, la mort et l’incertitude.
Dès le premier vers, Hugo introduit une image forte : "Depuis quatre mille ans que, courbé sous la haine". La longue durée de la souffrance humaine est mise en lumière, marquée par une haine ancestrale, symbolisant ici les chaînes de l’humanité. Le terme "haine" nous renvoie à une vision négative de l'histoire humaine, où l’individu est prisonnier de son passé, de ses souffrances et de ses instincts. L’emploi du mot "forçat" souligne la dimension de l’enfermement, une condition irrévocable et pesante qui symbolise l’être humain comme un prisonnier, et non un acteur libre de son destin. Cette image de l’homme "fouillant le bas" et "creusant le haut" traduit l’idée d’un être constamment en quête de liberté et de sens, mais qui reste prisonnier de ses limites. L’évasion, que cherche l’esprit forçat, se heurte à des obstacles, représentés par la "voûte du ciel cachot", un plafond de ténèbres qui renvoie à l’impossibilité d’accéder à une vérité supérieure ou à une forme de rédemption. La métaphore de la "cage" cosmique, où l'homme se débat, révèle l’horreur existentielle que vit l’individu face à sa condition immuable.
À travers des vers plus sombres, Hugo développe une vision encore plus angoissante de l’existence humaine, en insistant sur l’impossibilité de comprendre et de se libérer de l’inconnu. Le poème laisse place à une vision quasi nihiliste : "Nous n'entendons rien, dans la nuit qu'il nous lègue, / Que ce que dit tout bas la création bègue". Ici, la "nuit" représente le silence, l’obscurité, mais aussi l’ignorance. La "création bègue" met en avant l’incapacité de l’univers à délivrer un sens clair, une parole qui permettrait à l’homme de comprendre sa place dans ce vaste tout. L'horreur naît de cette vacuité, de ce vide que l’homme perçoit autour de lui, un monde dans lequel la parole divine semble absente, et où l’individu n’arrive pas à saisir le mystère de son existence. L’utilisation du mot "tombeau" dans ce contexte fait aussi référence à la finitude humaine et au fait que nous ne pouvons qu’hériter du silence de ceux qui sont partis. L’homme, impuissant, semble n’avoir accès qu’à des fragments de vérité, dans une "nuit" qu’il ne peut pas dissiper.
À l’échelle cosmique, l'horreur prend une autre dimension. Dans la deuxième partie du poème, Hugo introduit une vision de l’univers dénuée de sens. Les planètes, les astres, et l’infini deviennent des symboles de l’indifférence de la nature envers l’humanité : "Pour qui luis-tu, Vénus ? Où roules-tu, Saturne ? / Ils vont : rien ne répond dans l'éther taciturne". L’image des astres qui continuent leur chemin sans réponse, sans retour sur l’homme, exprime l’absurdité de l’existence humaine face à l'immensité du cosmos. L’homme se retrouve seul, grelottant, perdu dans un univers hostile et indifférent. La question "pour qui luis-tu, Vénus ?", semble illustrer l'inutilité de la quête humaine, un monde où même les dieux et les astres ne semblent pas pouvoir apporter de réponses. Cette vision crée une atmosphère d'horreur cosmique, où l'homme est perdu dans un espace qui ne lui donne aucun sens, aucun repère. L’horreur ici réside dans cette solitude infinie de l'être humain, qui se débat dans l’obscurité de l’inconnu, sans aucune aide de l’univers.
Dans la dernière strophe, l’éternité apparaît comme un abîme insondable, un gouffre où l’humanité se perd dans une quête sans fin. "Toujours la nuit ! jamais l'azur ! jamais l'aurore ! / Nous marchons. Nous n'avons point fait un pas encore !" Ces vers expriment une stagnation dans un temps figé, une marche vers l’inconnu qui semble inutile et sans but. La recherche du sens, de la vérité, du salut, semble être un voyage sans fin, sans progression, dans lequel l’humanité est condamnée à errer sans jamais trouver d’issue. L’image de l’"immense statue" à la fin du poème, vers laquelle l’homme se tourne en criant "Jéhovah", nous montre un homme qui cherche désespérément un Dieu, une figure de réconfort, mais se trouve face à l’indifférence de l'univers, à l’éternité du silence.
Le poème Horror de Victor Hugo se caractérise par une plongée dans les abîmes de l’angoisse humaine face à l’infini, la mort et l’inconnu. Le titre même, "Horror", résonne tout au long du texte, marquant une vision du monde où l'homme est confronté à des forces qui le dépassent, où la quête de sens semble vaine, et où l’existence apparaît comme une épreuve sans issue. En abordant des thèmes comme la haine, l’infini, la solitude, et la mort, Hugo nous invite à réfléchir sur l’horreur existentielle qui réside dans la condition humaine, cette tension entre l’aspiration à comprendre et l’impossibilité d’y parvenir.