« Quand l’aurore se leva sur les Apalaches, nous étions déjà loin. Quelle fut ma félicité lorsque je me trouvai encore une fois dans la solitude avec Atala, avec Atala ma libératrice, avec Atala qui se donnait à moi pour toujours ! Les paroles manquèrent à ma langue ; je tombai à genoux, et je dis à la fille de Simaghan : « Les hommes sont bien peu de chose ; mais quand les Génies les visitent, alors ils ne sont rien du tout. Vous êtes un Génie, vous m’avez visité, et je ne puis parler devant vous. » Atala me tendit la main avec un sourire : « Il faut bien, dit-elle, que je vous suive, puisque vous ne voulez pas fuir sans moi. Cette nuit, j’ai séduit le Jongleur par des présents, j’ai enivré vos bourreaux avec de l’essence de feu[13], et j’ai dû hasarder ma vie pour vous, puisque vous aviez donné la vôtre pour moi. Oui, jeune idolâtre, ajouta-t-elle avec un accent qui m’effraya, le sacrifice sera réciproque. »
« Atala me remit les armes qu’elle avait eu soin d’apporter ; ensuite elle pansa ma blessure. En l’essuyant avec une feuille de papaya, elle la mouillait de ses larmes. « C’est un baume, lui dis-je, que tu répands sur ma plaie. — Je crains plutôt que ce ne soit un poison, » répondit-elle. Elle déchira un des voiles de son sein, dont elle fit une première compresse, qu’elle attacha avec une boucle de ses cheveux.
« L’ivresse, qui dure longtemps chez les sauvages et qui est pour eux une espèce de maladie, les empêcha sans doute de nous poursuivre durant les premières journées. S’ils nous cherchèrent ensuite, il est probable que ce fut du côté du couchant, persuadés que nous aurions essayé de nous rendre au Meschacebé ; mais nous avions pris notre route vers l’étoile immobile[14], en nous dirigeant sur la mousse du tronc des arbres.
« Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que nous avions peu gagné à ma délivrance. Le désert déroulait maintenant devant nous ses solitudes démesurées. Sans expérience de la vie des forêts, détournés de notre vrai chemin et marchant à l’aventure, qu’allions-nous devenir ? Souvent, en regardant Atala, je me rappelais cette antique histoire d’Agar, que Lopez m’avait fait lire, et qui est arrivée dans le désert de Bersabée, il y a bien longtemps, alors que les hommes vivaient trois âges de chêne.
« Atala me fit un manteau avec la seconde écorce du frêne, car j’étais presque nu. Elle me broda des mocassines[15] de peau de rat musqué avec du poil de porc-épic. Je prenais soin à mon tour de sa parure. Tantôt je lui mettais sur la tête une couronne de ces mauves bleues que nous trouvions sur notre route, dans des cimetières indiens abandonnés ; tantôt je lui faisais des colliers avec des graines rouges d’azalea ; et puis je me prenais à sourire en contemplant sa merveilleuse beauté.
« Quand nous rencontrions un fleuve, nous le passions sur un radeau ou à la nage. Atala appuyait une de ses mains sur mon épaule, et, comme deux cygnes voyageurs, nous traversions ces ondes solitaires.
« Souvent, dans les grandes chaleurs du jour, nous cherchions un abri sous les mousses des cèdres. Presque tous les arbres de la Floride, en particulier le cèdre et le chêne vert, sont couverts d’une mousse blanche qui descend de leurs rameaux jusqu’à terre. Quand la nuit, au clair de la lune, vous apercevez sur la nudité d’une savane une yeuse isolée revêtue de cette draperie, vous croiriez voir un fantôme traînant après lui ses longs voiles. La scène n’est pas moins pittoresque au grand jour, car une foule de papillons, de mouches brillantes, de colibris, de perruches vertes, de geais d’azur, vient s’accrocher à ces mousses, qui produisent alors l’effet d’une tapisserie en laine blanche où l’ouvrier européen aurait brodé des insectes et des oiseaux éclatants.
« C’était dans ces riantes hôtelleries, préparées par le grand Esprit, que nous nous reposions à l’ombre. Lorsque les vents descendaient du ciel pour balancer ce grand cèdre, que le château aérien bâti sur ses branches allait flottant avec les oiseaux et les voyageurs endormis sous ses abris, que mille soupirs sortaient des corridors et des voûtes du mobile édifice, jamais les merveilles de l’ancien Monde n’ont approché de ce monument du désert.
« Chaque soir nous allumions un grand feu et nous bâtissions la hutte du voyage avec une écorce élevée sur quatre piquets. Si j’avais tué une dinde sauvage, un ramier, un faisan des bois, nous le suspendions devant le chêne embrasé, au bout d’une gaule plantée en terre, et nous abandonnions au vent le soin de tourner la proie du chasseur. Nous mangions des mousses appelées tripes de roche, des écorces sucrées de bouleau, et des pommes de mai, qui ont le goût de la pêche et de la framboise. Le noyer noir, l’érable, le sumac, fournissaient le vin à notre table. Quelquefois j’allais chercher parmi les roseaux une plante dont la fleur allongée en cornet contenait un verre de la plus pure rosée. Nous bénissions la Providence, qui sur la faible tige d’une fleur avait placé cette source limpide au milieu des marais corrompus, comme elle a mis l’espérance au fond des cœurs ulcérés par le chagrin, comme elle a fait jaillir la vertu du sein des misères de la vie !
Résumé
Cet extrait raconte comment Chactas et Atala s'enfuient ensemble après qu'Atala ait sauvé Chactas de la mort. Atala a trompé les gardiens et risqué sa vie pour le libérer. Pendant leur fuite, ils traversent de grandes forêts et des rivières. Atala soigne la blessure de Chactas avec beaucoup de tendresse. Malgré les difficultés du désert, ils trouvent des abris sous les arbres et se nourrissent des plantes et des animaux qu'ils chassent. Leur voyage est marqué par l'entraide, l'amour et l'admiration pour la nature.
Commentaire composé
François-René de Chateaubriand, figure emblématique du romantisme français, laisse à la postérité une œuvre littéraire marquée par une exaltation du sentiment et une communion profonde avec la nature. Son roman Atala, publié en 1801, s’inscrit dans ce courant littéraire naissant, où la sensibilité humaine se mêle à la contemplation du monde. Cet extrait, situé au cœur du récit, offre une peinture saisissante de l’amour tragique entre Chactas et Atala, sur fond de nature sauvage. À travers cette scène, l’auteur déploie toute la richesse de son écriture lyrique pour évoquer l’amour passionnel et la fusion de l’homme avec la nature. Nous nous interrogerons sur la manière dont Chateaubriand célèbre l’amour impossible et la nature protectrice, en mettant en lumière la tension entre le bonheur éphémère des amants et la fatalité du destin.
L’extrait s’ouvre sur une scène où Chactas exprime une félicité intense en retrouvant Atala après son geste héroïque. La répétition anaphorique de « avec Atala » souligne l’exaltation du héros, traduisant un bonheur presque incrédule : « dans la solitude avec Atala, avec Atala ma libératrice, avec Atala qui se donnait à moi pour toujours ! ». La juxtaposition des termes « solitude » et « avec Atala » illustre une antithèse poignante : le désert, lieu d’isolement, devient le théâtre de la communion amoureuse. L’amour naît ainsi au cœur de l’adversité, donnant au sentiment une dimension plus sublime.
Chateaubriand insuffle à cette passion une intensité presque mystique. Les expressions « ma libératrice » et « ma félicité » traduisent un amour exclusif, où l’être aimé devient un objet de dévotion. Le pronom possessif « ma » insiste sur la fusion des âmes, tandis que l’absence de dialogue rend cet amour à la fois silencieux et sacré. Cette passion s’exprime aussi dans le geste tendre d’Atala, qui soigne Chactas en l’essuyant « avec une feuille de papaya ». Ce geste simple devient hautement symbolique : il témoigne d’un amour sacrificiel, où les blessures physiques de Chactas répondent aux plaies morales d’Atala. La métaphore du « baume » appliqué par Atala souligne la douceur de cet amour, mais la phrase suivante introduit une ombre tragique : « Je crains plutôt que ce ne soit un poison ». Le double emploi de la métaphore lie l’amour à la souffrance, révélant la nature ambivalente de la passion.
L’amour chez Chateaubriand s’inscrit dans une logique sacrificielle. Atala confesse avoir « séduit le Jongleur », « enivré vos bourreaux » et risqué sa vie pour sauver Chactas. Cette déclaration fait d’elle une figure héroïque, incarnant la noblesse du dévouement amoureux. L’expression « le sacrifice sera réciproque » souligne l’idée d’une passion partagée, où le salut de l’un implique la perte de l’autre. La syntaxe solennelle, rythmée par l’alternance des phrases courtes et longues, accentue la gravité du destin qui pèse sur les amants.
Dans cet extrait, la nature apparaît comme une entité bienveillante qui accompagne les amants dans leur errance. Chateaubriand établit une analogie entre la nature et la Providence : « Nous bénissions la Providence, qui sur la faible tige d’une fleur avait placé cette source limpide au milieu des marais corrompus ». Cette métaphore, où la fleur symbolise l’espoir, inscrit la nature dans une logique spirituelle. Le paysage devient ainsi le reflet de l’âme humaine, où la pureté côtoie la corruption.
L’écrivain compose de véritables tableaux poétiques, à l’image de la comparaison : « comme deux cygnes voyageurs, nous traversions ces ondes solitaires ». Cette image renforce l’union des amants, tout en associant leur destinée à celle des créatures éphémères de la nature. La symbolique des cygnes, emblèmes de pureté et d’amour, inscrit leur passion dans une dimension idéale et fragile.
Chateaubriand déploie une richesse descriptive où la nature s’apparente à une œuvre d’art. La scène des mousses espagnoles évoque une tapisserie : « une foule de papillons, de mouches brillantes, de colibris, de perruches vertes, de geais d’azur vient s’accrocher à ces mousses ». Le vocabulaire chromatique, combiné à des notations exotiques, confère au décor une beauté éclatante. Cette nature luxuriante agit comme une parenthèse enchantée, mais sa magnificence ne fait que souligner la brièveté du bonheur des amants.
L’évocation d’Agar dans le désert inscrit le récit dans une tradition biblique. La référence à « l’antique histoire d’Agar » renforce la dimension sacrée de la fuite des amants, assimilée à une quête de rédemption. La nature devient alors le lieu d’une épreuve spirituelle, où l’amour et la foi s’entrelacent.
Cet extrait d’Atala révèle toute la richesse du style chateaubrianesque, où l’expression des passions s’inscrit dans une harmonie avec la nature. L’amour y apparaît à la fois sublime et tragique, marqué par le sacrifice et la fatalité. La nature, omniprésente, se fait miroir des tourments humains, mais aussi refuge bienveillant, à travers des descriptions d’une beauté envoûtante. La langue poétique de Chateaubriand, parsemée de métaphores, de comparaisons et de références bibliques, confère à ce récit une aura mystique. À travers cette célébration de l’amour et de la nature, l’écrivain préfigure l’esthétique romantique, où l’émotion individuelle se mêle à la contemplation du monde. Cet extrait illustre ainsi la quête d’un idéal inaccessible, où le bonheur se teinte toujours de mélancolie.