L'Oiseau de Jupiter enlevant un mouton,
Un Corbeau témoin de l'affaire,
Et plus faible de reins, mais non pas moins glouton,
En voulut sur l'heure autant faire.
Il tourne à l'entour du troupeau,
Marque entre cent Moutons le plus gras, le plus beau,
Un vrai Mouton de sacrifice :
On l'avait réservé pour la bouche des Dieux.
Gaillard Corbeau disait, en le couvant des yeux :
Je ne sais qui fut ta nourrice ;
Mais ton corps me paraît en merveilleux état :
Tu me serviras de pâture.
Sur l'animal bêlant à ces mots il s'abat.
La Moutonnière créature
Pesait plus qu'un fromage, outre que sa toison
Etait d'une épaisseur extrême,
Et mêlée à peu près de la même façon
Que la barbe de Polyphème.
Elle empêtra si bien les serres du Corbeau
Que le pauvre animal ne put faire retraite.
Le Berger vient, le prend, l'encage bien et beau,
Le donne à ses enfants pour servir d'amusette.
Il faut se mesurer, la conséquence est nette :
Mal prend aux Volereaux de faire les Voleurs.
L'exemple est un dangereux leurre :
Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands Seigneurs ;
Où la Guêpe a passé, le Moucheron demeure.
Jean de la Fontaine - Les Fables
Jean de La Fontaine, dans sa fable Le Corbeau voulant imiter l'Aigle, dénonce l'ambition démesurée et l'imitation aveugle des modèles imposés par la société. Cette fable, issue du recueil de 1668, s'inscrit dans la tradition de l’apologue, genre littéraire qui utilise des animaux pour critiquer des comportements humains. En reprenant un thème déjà traité par Ésope, La Fontaine fait une nouvelle lecture de ce récit pour illustrer les dangers de l'orgueil et de la vanité. À travers les péripéties du corbeau qui veut imiter l'aigle, l’auteur montre comment une ambition mal orientée peut conduire à la chute, non seulement pour celui qui l’a nourrie, mais aussi pour ceux qui l’imitent sans discernement.
Le Corbeau dans cette fable incarne l’archétype de l’ambitieux aveuglé par son désir de grandeur. En observant l’aigle, un oiseau majestueux et puissant, il rêve d'imiter ses exploits, même sans posséder ses qualités. Cette imitation maladroite de l'aigle est mise en lumière dès le début de la fable : "Un Corbeau témoin de l'affaire, / Et plus faible de reins, mais non pas moins glouton, / En voulut sur l'heure autant faire." (v. 2-4). Le corbeau est ici présenté comme un oiseau avide, qui, bien que plus faible, cherche à imiter la force de l’aigle. Sa faiblesse physique est compensée par son désir de rivaliser avec un être plus puissant, mais ce désir ne fait que souligner sa vanité. L’imitation devient ici une volonté irréfléchie et démesurée, un réflexe d’envie plutôt que de véritable ambition fondée sur des qualités personnelles.
L’absurdité de cette entreprise devient évidente lorsqu'on voit le corbeau choisir son "Mouton de sacrifice" (v. 6), un animal bien plus gros et lourd que lui, qui ne correspond en rien à ses capacités physiques. Cette décision révèle une déconnexion totale entre ses aspirations et ses capacités réelles, ce qui préfigure sa chute. L’orgueil du corbeau et son incapacité à se mesurer à ses forces deviennent les moteurs de sa défaite, car il veut atteindre un but qu’il n’a ni les moyens de réaliser, ni la sagesse d'éviter.
Le sort du corbeau est inévitablement tragique. En voulant imiter l'aigle, il se trouve piégé par sa propre gloutonnerie et son incapacité à évaluer les risques. Lorsqu’il se jette sur le mouton, il se trouve dans une situation de plus en plus difficile : "Elle empêtra si bien les serres du Corbeau / Que le pauvre animal ne put faire retraite." (v. 9-10). Le corbeau se trouve ainsi emprisonné par ses propres choix. La force et la lourdeur de sa proie sont telles qu'il se retrouve dans l'incapacité de s’échapper, comme si sa tentation irréfléchie l’avait mené à sa propre perte. Cet échec illustre la conséquence directe de son ambition mal orientée : sa chute est d'autant plus sévère qu'elle est provoquée par son désir de ressembler à un modèle qui ne lui convient pas.
Le châtiment du corbeau est aussi symbolique de la punition que la société réserve à ceux qui poursuivent des objectifs irréalistes sans se soucier des conséquences. La Fontaine va jusqu’à imaginer que le corbeau, une fois capturé, est donné "à ses enfants pour servir d'amusette" (v. 12). Cette image souligne l’infantilisation du corbeau, qui, en se fourvoyant dans ses ambitions, devient un simple objet de dérision et de jeu pour les autres. La Fontaine, par ce dernier détail, rappelle que l’ambition sans mesure mène souvent à la nullité, et que ceux qui tentent de jouer un rôle qui ne leur revient pas finissent par être réduits à l’état de marionnette, voire de victime.
La morale de cette fable s’articule autour de la critique de l’imitation aveugle et de l’ambition démesurée. À travers la chute du corbeau, La Fontaine invite à une réflexion sur les dangers d’aspirer à des modèles inaccessibles. La maxime finale : "Mal prend aux Volereaux de faire les Voleurs." (v. 14), suggère que ceux qui tentent de copier des comportements ou des statuts sans posséder les qualités nécessaires s'exposent à l’échec. Le corbeau, en imitant l'aigle sans discernement, succombe à une tentation mal orientée et se retrouve victime de son excès de vanité.
La Fontaine met en garde contre les dangers de l’orgueil et de la fausse imitation, car l’aspiration à ressembler à ceux qui possèdent un véritable pouvoir ou une grandeur n'est souvent qu'une illusion qui, lorsqu’elle n’est pas appuyée par des bases solides, mène inévitablement à l’échec. Il existe ici un enseignement universel : il ne sert à rien d’imiter aveuglément ceux qui sont au sommet si l’on ne possède pas les qualités ou les compétences nécessaires pour y parvenir. Il est préférable de suivre sa propre voie, selon ses capacités et ses forces.
À travers Le Corbeau voulant imiter l'Aigle, Jean de La Fontaine nous propose une réflexion sur l'ambition mal placée et l’imitation sans discernement. Par l’histoire du corbeau, l’auteur montre que l’ambition démesurée, lorsqu’elle n’est pas guidée par la raison, peut mener à une chute humiliante. La Fontaine, fidèle à son génie, utilise des animaux pour dénoncer les comportements humains, et à travers cette fable, il critique l’orgueil et la vanité qui poussent certains à vouloir ressembler à des modèles inaccessibles. Cette fable, par sa simplicité et sa profondeur, demeure une leçon intemporelle sur la nécessité de suivre une ambition réaliste et mesurée.