Je t'aime pour toutes les femmes que je n'ai pas connues
Je t'aime pour tous les temps où je n'ai pas vécu
Pour l'odeur du grand large et l'odeur du pain chaud
Pour la neige qui fond pour les premières fleurs
Pour les animaux purs que l'homme n'effraie pas
Je t'aime pour aimer
Je t'aime pour toutes les femmes que je n'aime pas
Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu
Sans toi je ne vois rien qu'une étendue déserte
Entre autrefois et aujourd'hui
Il y a eu toutes ces morts que j'ai franchies sur de la paille
Je n'ai pas pu percer le mur de mon miroir
Il m'a fallu apprendre mot par mot la vie
Comme on oublie
Je t'aime pour ta sagesse qui n'est pas la mienne
Pour la santé
Je t'aime contre tout ce qui n'est qu'illusion
Pour ce coeur immortel que je ne détiens pas
Tu crois être le doute et tu n'es que raison
Tu es le grand soleil qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi.
Paul Eluard - Le Phénix
Commentaire composé du poème Je t’aime de Paul Éluard
Introduction
Paul Éluard, poète majeur du surréalisme, est connu pour sa capacité à lier la poésie à la fois à la révolte et à la célébration de l’amour. Engagé contre le nazisme, il a écrit des poèmes de résistance, tels que Liberté et Au Rendez-vous Allemand. Parallèlement à cet engagement, il explore la dimension intime de la poésie, comme dans le recueil Le Phénix, d’où est tiré Je t’aime. Ce poème est une déclaration d’amour fervente et inédite, mais également un hommage à l’existence et à la perception de l’autre. À travers la célébration de l’aimée, Éluard livre une vision poétique du monde, marquée par la multiplicité des possibles et la quête de sens. Dans ce commentaire, nous verrons comment le poème explore l’amour comme une expérience transhistorique, puis la quête d’une identité perdue et enfin l’affirmation d’une vérité partagée par le couple.
1. L’amour transhistorique : "Je t’aime pour…"
Le poème débute par une série de déclarations où l’amoureux, par la voix du poète, exprime son amour à l'autre de manière universelle et intemporelle. "Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues / Je t’aime pour tous les temps où je n’ai pas vécu" : ces vers d’ouverture révèlent un amour qui dépasse les frontières du temps et de l’espace, un amour qui englobe non seulement l’aimée présente mais aussi toutes les expériences et vies non vécues. Il y a dans ces vers une nostalgie du passé et une projection dans un avenir sans fin. L’amour devient une forme d’action de grâce, une reconnaissance de tout ce qui a pu être ou aurait pu être, une célébration de l’impossibilité de vivre toutes les vies, mais aussi de la beauté du fait d’en avoir une, ici et maintenant.
Les éléments naturels comme "l’odeur du grand large" ou "la neige qui fond pour les premières fleurs" participent également de cette vision d’un amour enraciné dans le monde, mais qui transcende la seule relation individuelle. Éluard lie l’amour à des images puissantes et sensorielles, qui permettent d’exprimer une vérité plus large sur l’existence, la beauté éphémère et l’harmonie entre l’humain et le monde naturel. Cet amour qui englobe "toutes les femmes que je n’ai pas aimées" devient ainsi un hommage non seulement à l’autre, mais aussi à la diversité des expériences humaines, à tout ce qui échappe et qui pourtant fait partie du poème.
2. La quête de soi à travers l'autre : une identité en miroir
Dans la deuxième strophe, le poème prend un tour plus introspectif. "Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu / Sans toi je ne vois rien qu’une étendue déserte". L’aimée devient ici un miroir qui permet au poète de se connaître lui-même, de se percevoir pleinement. L’identité du poète, avant l’apparition de l’autre, est une absence, une étendue vide, un néant dans lequel il se perd. C’est par l’aimée qu’il prend forme, qu’il acquiert un sens, une direction. La construction de soi passe ainsi par le regard de l’autre. Le poème suggère que l’amour devient une clé d’accès à une forme de vérité personnelle, une découverte de l’être qui ne peut se faire qu’en présence de l'autre.
La mention des "morts que j’ai franchies sur de la paille" évoque aussi l’idée d’un parcours personnel marqué par des épreuves, des souffrances qui ont forgé l’identité du poète. Ce passage métaphorique de la souffrance à la renaissance est essentiel pour comprendre la vision d’Éluard : l’amour, loin d’être un simple sentiment, est aussi une forme de salut, une possibilité de redécouverte du monde et de soi. Le poème devient ainsi une traversée, une quête de sens dans laquelle le poète ne se trouve qu’à travers l’autre.
3. L’affirmation d’une vérité partagée : la sagesse du couple
Enfin, la troisième strophe du poème place l’accent sur la complémentarité et l’opposition qui, paradoxalement, unissent le couple amoureux. "Je t’aime pour ta sagesse qui n’est pas la mienne / Pour la santé" : ici, l’aimée est présentée comme porteuse d’une sagesse et d’une santé que le poète ne possède pas, mais auxquelles il aspire. Il y a dans ces vers une reconnaissance de la différence, de la diversité des qualités, et peut-être même des oppositions qui peuvent exister entre les deux amants. Ce qui est essentiel, c’est que ces différences ne s’opposent pas, mais se nourrissent mutuellement.
"Tu crois être le doute et tu n’es que raison" : cette affirmation est fascinante, car elle met en lumière la complémentarité des visions entre les deux amants. L’aimée incarne une forme de certitude, de clarté, là où le poète pourrait être en proie au doute et à la confusion. Pourtant, c’est par cet équilibre, cette tension entre l’irrationnel et la raison, que l’amour prend toute sa force. L’aimée, en tant que "grand soleil", devient la source de lumière et d’énergie qui nourrit le poète, tout comme l’amour nourrit le monde dans son ensemble. La vérité partagée entre les deux réside donc dans cette lumière réciproque, dans cet échange constant.
Conclusion
Je t’aime de Paul Éluard est un poème où l’amour se révèle comme une force transcendante, un acte de reconnaissance et de gratitude envers l’autre, mais aussi envers le monde et l’existence elle-même. En célébrant l’aimée, le poème ouvre des perspectives nouvelles, à la fois personnelles et universelles, sur la quête d’une identité perdue et sur l’harmonie retrouvée. À travers l’aimée, le poète se découvre et redécouvre le monde, tout en affirmant une vérité partagée, celle d’un amour fondé sur la complémentarité et la sagesse de l’autre. Ainsi, le poème, tout en étant une déclaration d’amour passionnée, devient également une méditation profonde sur la vie, la souffrance et l’épanouissement.