Les Caractères, La Bruyère (1688-1696)
Chapitre V, « De la Société et de la conversation »
« Nicandre »
Nicandre s'entretient avec Elise de la manière douce et complaisante dont il a vécu avec sa femme, depuis le jour qu'il en fit le choix jusques à sa mort ; il a déjà dit qu'il regrette qu'elle ne lui ait pas laissé des enfants, et il le répète ; il parle des maisons qu'il a à la ville, et bientôt d'une terre qu'il a à la campagne : il calcule le revenu qu'elle lui rapporte, il fait le plan des bâtiments, en décrit la situation, exagère la commodité des appartements, ainsi que la richesse et la propreté des meubles ; il assure qu'il aime la bonne chère, les équipages; il se plaint que sa femme n'aimait point assez le jeu et la société. "Vous êtes si riche, lui disait l'un de ses amis, que n'achetez-vous cette charge ? Pourquoi ne pas faire cette acquisition qui étendrait votre domaine ? On me croit, ajoute-t-il, plus de bien que je n'en possède." Il n'oublie pas son extraction et ses alliances : Monsieur le Surintendant, qui est mon cousin ; Madame la Chancelière, qui est ma parente ; voilà son style. Il raconte un fait qui prouve le mécontentement qu'il doit avoir de ses plus proches, et de ceux même qui sont ses héritiers: "Ai-je tort ? dit-il à Elise ; ai-je grand sujet de leur vouloir du bien ?" et il l'en fait juge. Il insinue ensuite qu'il a une santé faible et languissante, et il parle de la cave où il doit être enterré. Il est insinuant, flatteur, officieux à l'égard de tous ceux qu'il trouve auprès de la personne à qui il aspire. Mais Elise n'a pas le courage d'être riche en l'épousant. On annonce, au moment qu'il parle, un cavalier, qui de sa seule présence démonte la batterie de l'homme de ville : il se lève déconcerté et chagrin, et va dire ailleurs qu'il veut se remarier.
Introduction :
Dans Les Caractères, Jean de La Bruyère observe et critique les comportements humains à travers des portraits types, qui incarnent les travers de la société de son époque. Dans cet extrait, intitulé « Nicandre », l’auteur dépeint un personnage vain, obsédé par sa richesse, son statut social et son apparence. Ce texte propose une critique subtile et satirique de l'ostentation et de la superficialité dans les relations humaines. Nous verrons comment, par une description incisive et ironique, La Bruyère dresse le portrait d’un homme vaniteux et intéressé, tout en dénonçant les travers sociaux qui persistent au-delà de son époque.
1. La préoccupation excessive pour les biens matériels
Nicandre est défini avant tout par son obsession pour ses possessions. Il parle longuement de ses biens (« maisons », « terres », « revenus »), décrivant avec minutie leur luxe et leur commodité. Cette accumulation de détails montre un personnage centré sur sa richesse et sa réussite matérielle, incapable de dépasser ces préoccupations. La répétition et la précision des termes matériels soulignent son étroitesse d’esprit et son incapacité à converser sur des sujets plus profonds.
2. La vanité sociale et l’importance de l’apparence
Nicandre valorise également son statut social à travers ses alliances familiales : « Monsieur le Surintendant, qui est mon cousin ; Madame la Chancelière, qui est ma parente ». Ces relations sont mentionnées non pas pour leur importance affective, mais pour renforcer son prestige. La Bruyère emploie ici une tonalité ironique, critiquant l’obsession pour l’apparence et les liens superficiels dans une société où le paraître domine.
3. Une approche intéressée des relations humaines
Nicandre s’adresse à Élise dans l’espoir de l’épouser, mais son discours révèle un profond égoïsme. Il cherche à séduire non par l’affection ou la sincérité, mais par l’étalage de ses biens et de ses avantages sociaux. Cette attitude calculatrice, soulignée par l’adjectif « insinuant » et les verbes « flatteur » et « officieux », illustre une hypocrisie sociale flagrante. La description de son comportement montre un homme qui instrumentalise les relations pour ses intérêts personnels.
1. Une dénonciation de l’ostentation
À travers le portrait de Nicandre, La Bruyère critique un travers humain universel : l’ostentation. Le personnage, incapable de modestie, exagère systématiquement ses possessions et ses alliances. La mention qu’il « assure qu’il aime la bonne chère, les équipages » souligne son besoin constant de validation par autrui, une quête vaine et ridicule de reconnaissance sociale.
2. Le décalage entre ambitions et réalité
Nicandre aspire à se remarier avec Élise, mais il est rapidement évincé par un cavalier, plus séduisant ou influent. Ce contraste met en lumière l’échec de sa stratégie sociale et son incapacité à comprendre ce qui pourrait réellement séduire. La Bruyère, en exposant ce décalage, souligne le ridicule de Nicandre et la vanité de ses ambitions.
3. Une société dominée par l’intérêt et le paraître
Ce texte illustre une société où les relations sont guidées par l’intérêt et non par l’authenticité. Nicandre ne voit en Élise qu’un moyen de renforcer sa position sociale, et son comportement traduit une superficialité omniprésente dans les cercles mondains du XVIIe siècle. La Bruyère critique ici non seulement un individu, mais aussi les normes sociales qui valorisent l’apparence et la richesse.
1. L'ironie mordante de La Bruyère
La Bruyère adopte une tonalité ironique tout au long de l’extrait, notamment dans les descriptions des discours et attitudes de Nicandre. Par exemple, lorsqu’il « calcule le revenu » de ses biens ou « décrit la richesse des meubles », l’ironie pointe l’absurdité de ses préoccupations. La juxtaposition de ces détails matériels avec ses ambitions romantiques montre son incapacité à établir une véritable relation humaine.
2. L’anti-modèle du « honnête homme »
Le personnage de Nicandre est l’antithèse du « honnête homme », idéal classique caractérisé par la modestie, l’élégance et le respect d’autrui. Loin d’incarner ces qualités, Nicandre est arrogant, hypocrite et intéressé. Ce contraste sert à mettre en valeur les valeurs que La Bruyère souhaite promouvoir.
3. Une fin révélatrice et satirique
La chute du texte, où Nicandre est « déconcerté et chagrin » par l’arrivée d’un cavalier, est particulièrement satirique. Elle illustre la fragilité de son orgueil et de son ambition face à un rival plus impressionnant. Cette fin souligne l’échec inévitable de son comportement et accentue la critique sociale sous-jacente.
Avec le portrait de Nicandre, La Bruyère dresse une satire mordante de l’ostentation, de l’hypocrisie et de l’intérêt dans les relations humaines. Par une description précise et une tonalité ironique, il dévoile les travers d’un homme vain et égocentrique, tout en critiquant les normes sociales de son époque. Ce texte, au-delà de son caractère comique, invite le lecteur à réfléchir sur des valeurs intemporelles comme la sincérité et la modestie, opposées à l’ambition et au paraître. Ainsi, Nicandre devient un exemple universel des travers humains, offrant une leçon autant qu’un divertissement.