Acte IV – Scène 9
LE COMTE, LA COMTESSE, assis.
(L'on joue les Folies d'Espagne d'un mouvement de marche.) (Symphonie notée)
MARCHE.
LES GARDES-CHASSE, fusil sur l'épaule.
L'ALGUAZIL. LES PRUD'HOMMES. BRID'OISON.
LES PAYSANS ET PAYSANNES en habits de fête.
DEUX JEUNES FILLES, portant la toque virginale à plumes blanches.
DEUX AUTRES, le voile blanc.
DEUX AUTRES, les gants et le bouquet de côté.
ANTONIO donne la main à SUZANNE, comme étant celui qui la marie à FIGARO.
D'AUTRES JEUNES FILLES portent une autre toque, un autre voile, un autre bouquet blanc, semblables aux premiers, pour MARCELINE.
FIGARO donne la main à MARCELINE, comme celui qui doit la remettre au DOCTEUR, lequel ferme la marche, un gros bouquet au côté. Les jeunes filles, en passant devant le comte, remettent à ses valets tous les ajustements destinés à SUZANNE et à MARCELINE.
LES PAYSANS ET PAYSANNES s'étant rangés sur deux colonnes à chaque côté du salon, on danse une reprise du fandango avec des castagnettes : puis on joue la ritournelle du duo, pendant laquelle ANTONIO conduit SUZANNE au COMTE ; elle se met à genoux devant lui.
(Pendant que le COMTE lui pose la toque, le voile, et lui donne le bouquet, deux jeunes filles chantent le duo suivant :)
Jeune épouse, chantez les bienfaits et la gloire
D'un maître qui renonce aux droits qu'il eut sur vous :
Préférant au plaisir la plus noble victoire,
Il vous rend chaste et pure aux mains de votre époux.
SUZANNE est à genoux, et, pendant les derniers vers du duo, elle tire le COMTE par son manteau et lui montre le billet qu'elle tient : puis elle porte la main qu'elle a du côté des spectateurs à sa tête, où LE COMTE a l'air d'ajuster sa toque ; elle lui donne le billet.
LE COMTE le met furtivement dans son sein ; on achève de chanter le duo : la fiancée se relève, et lui fait une grande révérence.
FIGARO vient la recevoir des mains du COMTE, et se retire avec elle à l'autre côté du salon, près de MARCELINE. (On danse une autre reprise du fandango pendant ce temps.)
LE COMTE, pressé de lire ce qu'il a reçu, s'avance au bord du théâtre et tire le papier de son sein ; mais en le sortant il fait le geste d'un homme qui s'est cruellement piqué le doigt ; il le secoue, le presse, le suce, et regardant le papier cacheté d'une épingle, il dit :
LE COMTE (Pendant qu'il parle, ainsi que Figaro, l'orchestre joue pianissimo.) Diantre soit des femmes, qui fourrent des épingles partout !
Il la jette à terre, puis il lit le billet et le baise.
FIGARO, qui a tout vu, dit à sa mère et à Suzanne : C'est un billet doux, qu'une fillette aura glissé dans sa main en passant. Il était cacheté d'une épingle, qui l'a outrageusement piqué. La danse reprend : le comte qui a lu le billet le retourne ; il y voit l'invitation de renvoyer le cachet pour réponse. Il cherche à terre, et retrouve enfin l'épingle qu'il attache à sa manche.
FIGARO, à Suzanne et à Marceline. D'un objet aimé tout est cher. Le voilà qui ramasse l'épingle. Ah ! c'est une drôle de tête ! Pendant ce temps, SUZANNE a des signes d'intelligence avec la Comtesse. La danse finit ; la ritournelle du duo recommence. Figaro conduit Marceline au Comte, ainsi qu'on a conduit Suzanne ; à l'instant où le comte prend la toque, et où l'on va chanter le duo, on est interrompu par les cris suivants :
L'HUISSIER, criant à la porte. Arrêtez donc, messieurs ! vous ne pouvez entrer tous… Ici les gardes ! les gardes ! Les gardes vont vite à cette porte.
LE COMTE, se levant. Qu'est-ce qu'il y a ?
L'HUISSIER. Monseigneur, C'est monsieur BAZILE entouré d'un village entier, parce qu'il chante en marchant.
LE COMTE. Qu'il entre seul.
LA COMTESSE. Ordonnez-moi de me retirer.
LE COMTE. Je n'oublie pas votre complaisance.
LA COMTESSE. Suzanne !… Elle reviendra. (A part, à Suzanne.) Allons changer d'habits.
Elle sort avec Suzanne.
MARCELINE. Il n'arrive jamais que pour nuire.
FIGARO. Ah ! je m'en vais vous le faire déchanter.
Beaumarchais - Le Mariage de Figaro
Le Mariage de Figaro, écrit par Beaumarchais en 1778, mais joué en 1784, est une comédie pleine de rebondissements qui s'attaque aux inégalités sociales et à la corruption des puissants. Le personnage de Figaro, valet astucieux, cherche à épouser Suzanne, la camériste de la Comtesse, mais le Comte, son maître, désire également Suzanne et multiplie les obstacles pour empêcher leur mariage. Cette scène 9 de l'Acte IV fait partie des moments où les intrigues des différents personnages convergent, et où les rôles et identités sont temporairement brouillés, dans une dynamique de tromperie et de manipulation qui permettra à la comédie de se conclure.
Résumé de la scène :
La scène 9 de l'Acte IV du Mariage de Figaro est un moment-clé où les différents personnages, en particulier Figaro et Suzanne, se livrent à un jeu de tromperie face au Comte. L'intrigue se déroule lors de la préparation du mariage de Suzanne et Figaro, mais également d'une farce orchestrée par Suzanne et la Comtesse pour déjouer les avances du Comte. La scène mêle comédie et satire sociale, en mettant en lumière les conflits de pouvoir, les tromperies et les faux-semblants.
Le contexte :
Suzanne et Figaro sont sur le point de se marier, mais le Comte, qui convoitait Suzanne, continue de tenter de les séparer.
La scène commence par une procession nuptiale symbolique, avec des personnages portant divers objets comme des toques, des bouquets, et des gants, traduisant une atmosphère festive qui cache une manipulation sous-jacente.
Suzanne, comme une fiancée idéale, se retrouve à genoux devant le Comte, qui lui ajuste la toque, tout en tenant un billet contenant une information cruciale.
Le Comte, tout en s'exécutant, remarque un objet tombé — une épingle — qui sera symboliquement lié au billet. Ce geste de Figaro, qui ramasse l'épingle, met en évidence une dynamique de possession et de pouvoir, même dans des gestes apparemment insignifiants.
Les événements principaux :
Suzanne, qui a un rôle à jouer dans l'intrigue, s'introduit subtilement auprès du Comte en lui remettant un billet mystérieux, et ce dernier, obnubilé par le contenu, se laisse emporter dans le jeu de la manipulation.
Figaro, observant la scène avec acuité, fait des commentaires ironiques sur la situation. Son langage et ses gestes soulignent son rôle central dans l'intrigue. À un moment donné, il fait remarquer la valeur des objets liés à l'amour (comme l'épingle et le billet), accentuant le côté comique de la situation.
La scène se termine par une interruption humoristique où l'Huissier annonce l'arrivée de Bazile et de ses villageois, un événement qui perturbe l'atmosphère de la scène. Ce cri met en lumière le comique de la situation et l'absurdité des relations de pouvoir.
Analyse :
Cette scène illustre la complexité des relations entre les personnages et leur manipulation des codes sociaux et des attentes. Beaumarchais critique les inégalités de classe et la corruption des puissants à travers le Comte, tout en montrant l'ingéniosité des serviteurs, représentée ici par Figaro et Suzanne. La comédie naît de ces inversions de rôles, où les puissants sont pris dans leurs propres pièges, et où l'humour réside dans la capacité des personnages à jouer avec les apparences.
Les objets — le billet et l'épingle — prennent un rôle symbolique dans la scène, représentant le pouvoir de l'écriture et des gestes subtils dans la construction des relations. Le Comte, tout en étant aveuglé par son désir et son autorité, se retrouve à jouer un rôle dans un jeu qui lui échappe, ce qui amplifie le comique de la situation.
Conclusion :
Cette scène 9 de l'Acte IV montre bien la satire sociale et le jeu des apparences chers à Beaumarchais. Les personnages, tout en étant pris dans un enchevêtrement de tromperies et de faux-semblants, révèlent à travers leurs gestes et paroles les injustices et les abus de pouvoir dans la société aristocratique. Le comique de situation et les malentendus contribuent à rendre l'intrigue dynamique, tout en préparant le terrain pour la résolution finale de la pièce.