Le mai le joli mai en barque sur le Rhin
Des dames regardaient du haut de la montagne
Vous êtes si jolies mais la barque s'éloigne
Qui donc a fait pleurer les saules riverains
Or des vergers fleuris se figeaient en arrière
Les pétales tombés des cerisiers de mai
Sont les ongles de celle que j'ai tant aimée
Les pétales flétris sont comme ses paupières
Sur le chemin du bord du fleuve lentement
Un ours un singe un chien menés par des tziganes
Suivaient une roulotte traînée par un âne
Tandis que s'éloignait dans les vignes rhénanes
Sur un fifre lointain un air de régiment
Le mai le joli mai a paré les ruines
De lierre de vigne vierge et de rosiers
Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers
Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes
Apollinaire, Alcools
Le poème Mai de Guillaume Apollinaire, extrait de son recueil Alcools (1913), est une exploration poétique de l’éphémère et du mélancolique, centrée sur le mois de mai, synonyme de printemps, de renouveau et de beauté. Cependant, sous cette apparente joie du mois printanier, se cache un profond sentiment de perte et de nostalgie. Le poème nous plonge dans un paysage où la nature, les souvenirs amoureux et les images visuelles se mêlent pour créer une atmosphère intime et tragique. Apollinaire fait ainsi un lien entre la beauté passagère de la nature et les sentiments amoureux éphémères.
Le poème commence par une description idyllique du mois de mai : "Le mai le joli mai en barque sur le Rhin". Mai est présenté comme un mois de beauté et de splendeur, avec des images de nature luxuriante, de barques flottant sur l'eau et de montagnes majestueuses. Cependant, cette image initiale d’harmonie est rapidement perturbée par l’isolement de la barque qui "s’éloigne", un symbole de la fuite du temps et de l'amour perdu. Cette distance croissante, matérialisée par la barque qui s’éloigne, est l’une des premières métaphores de la séparation et du passage du temps.
Les saules riverains, en pleurs, symbolisent la douleur de l’absence et de la distance croissante entre le poète et l'objet de son amour. Le verger fleuri qui "se fige" à l’arrière rappelle la beauté du passé, mais aussi son caractère fugace, capturé à jamais dans le souvenir du poète. Les "pétales tombés des cerisiers de mai" deviennent une métaphore poignante des "ongles de celle que j’ai tant aimée", une image qui lie l’éphémère beauté de la nature à la souffrance du cœur amoureux. Ces pétales flétris sont comme les "paupières" de l’être aimé, représentant la perte de la jeunesse et de la beauté, mais aussi l’usure du temps.
Le poème continue en alternant entre la beauté naturelle et des éléments qui évoquent la souffrance du poète. Alors que "sur le chemin du bord du fleuve lentement / Un ours un singe un chien menés par des tziganes" déambulent, la scène semble tout à la fois pittoresque et étrange. Ces animaux exotiques, menés par des tziganes, évoquent une procession presque fantasmagorique, une image de monde en mouvement, mais aussi de solitude, de dégradation et de voyage sans but. Ces figures de l’exil et de la souffrance accompagnent le poème dans sa réflexion sur la perte et le détachement.
La roulotte tirée par un âne et l’air de régiment joué sur un fifre lointain rappellent les motifs populaires et les traditions de voyage, mais aussi le thème de l'exil ou de l'éloignement du poète par rapport à son amour. L’air de régiment est particulièrement intéressant ici, car il symbolise l’autorité, la discipline et la séparation imposée, contrastant avec la fluidité et la liberté du "mai joli", et peut-être une allusion à la guerre qui, au début du XXe siècle, était toujours une menace omniprésente.
Le poème prend ensuite un tour plus symbolique, en évoquant les "ruines" et la manière dont le mois de mai "a paré" ces ruines de lierre, de vigne vierge et de rosiers. La transformation de la nature, qui décore et masque les ruines, suggère l’idée que la beauté peut émerger même dans les moments de dévastation, tout comme l’amour, même perdu, peut nourrir des souvenirs et des poèmes. Mais cette beauté est aussi éphémère, fragile, comme le vent du Rhin qui "secoue sur le bord les osiers", une image de nature en mouvement, mais aussi de fragilité et d’incertitude.
Les "fleurs nues des vignes" et les "roseaux jaseurs" rappellent la simplicité brute de la nature, mais aussi son caractère implacable, dépourvu de l’émotion humaine qui transforme cette nature en symbole de souffrance et de beauté passagère. Ces éléments peuvent également faire écho à la solitude du poète face à la disparition de l’amour.
Dans Mai, Apollinaire conjugue la beauté naturelle du mois de mai à l'éphémérité de l'amour et du temps. Ce poème est une méditation sur la perte et l’impossibilité de retenir le temps ou les sentiments. La nature, en perpétuel renouvellement, est un miroir du cœur humain, qui ressent les effets du passage du temps et des amours perdus.
Apollinaire réussit à créer un poème où les éléments naturels, tels que les fleurs, les arbres et l’eau, ne sont pas seulement des éléments d’ambiance, mais aussi des métaphores puissantes de la condition humaine, du désir et de la souffrance. Le mois de mai, symbole de jeunesse et de beauté, devient ainsi un rappel de la fragilité et de la fuite du temps. Ce poème illustre parfaitement la tension entre l’idéalisation du passé et la douleur de l’absence, un thème central dans l’œuvre d’Apollinaire.
Le poème Mai est une réflexion à la fois douce et tragique sur la beauté éphémère de l’amour et du monde naturel. Apollinaire y mêle les images de la nature, les symboles d’une époque révolue, et ses propres sentiments d’isolement et de mélancolie. La barque qui s’éloigne, les pétales qui tombent et les animaux menés par des tziganes deviennent les métaphores de la fuite du temps et de l’amour, tandis que les ruines parées de fleurs rappellent que la beauté peut naître de la souffrance. C’est un poème où la poésie se fait écho de la douleur du poète et du monde qui change, tout en célébrant la puissance de la nature et de l’art.