BÉRÉNICE.
Hé bien régnez, cruel, contentez votre gloire.
Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D'un amour, qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche à mes yeux s'avouant infidèle,
M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n'écoute plus rien, et pour jamais adieu.
Pour jamais ! Ah Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
L'ingrat de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.
Dans cette scène de l'acte V, scène 7 de Bérénice, Jean Racine met en lumière la douleur de la séparation inévitable entre Bérénice et Titus. C'est un moment de dénouement où les personnages, après avoir été tiraillés entre l'amour et le devoir, se résignent à la réalité de leur situation. Bérénice exprime ici son désespoir face à la décision de Titus, et chaque vers traduit la profondeur de son chagrin.
Le début de la tirade, "Hé bien régnez, cruel, contentez votre gloire", montre l'acceptation résignée de Bérénice. Elle comprend que Titus, bien qu'amoureux, choisit de privilégier son devoir impérial à leur amour. Le terme "cruel" est ici une accusation poignante ; elle le reproche de sacrifier leur bonheur pour la "gloire", c’est-à-dire pour le devoir et la réputation qui accompagnent le trône impérial. Il y a une amertume dans ces mots, car Bérénice perçoit cette décision comme une trahison des "mille serments" qu'il lui a faits.
Le vers "Je ne dispute plus" marque l'abandon. Bérénice, qui jusque-là espérait encore convaincre Titus de revenir sur sa décision, se rend compte que tout est perdu. Elle n'a plus la force de se battre contre le destin imposé par la situation politique. Les serments d'amour qui auraient dû "unir tous [leurs] moments" sont désormais vides de sens, et elle se sent trahie par Titus, qu'elle décrit comme "infidèle".
Bérénice insiste pour entendre la vérité de la bouche même de Titus. Ce passage montre combien elle a besoin de cette confrontation directe pour véritablement accepter la réalité de leur séparation : "Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu". C'est un besoin douloureux, celui de voir de ses propres yeux que l'amour n'est plus suffisant pour les maintenir ensemble. Cette scène est chargée d'une intensité émotionnelle, où Bérénice doit affronter la dureté des paroles de Titus, qui lui "ordonn[e] elle-même une absence éternelle". Le terme "éternelle" accentue la dimension tragique de cette séparation définitive.
Le cri "Pour jamais !" qui suit résonne comme un écho désespéré. Bérénice met en avant la cruauté de cette séparation : "Ah Seigneur, songez-vous en vous-même / Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?". Racine montre ici toute la force destructrice de l'amour non partagé. Pour Bérénice, le mot "jamais" est insupportable à concevoir, car il représente une éternité de douleur, une absence irrémédiable de l'être aimé.
La suite des vers, "Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous", exprime l'angoisse de l'avenir. Bérénice se projette dans un futur où elle devra vivre séparée de Titus, et cette idée lui est insupportable. L'énumération des jours qui passent sans la présence de l'autre ("Que le jour recommence et que le jour finisse") traduit la monotonie et la souffrance de l'existence sans l'amour. Ces images suggèrent un vide existentiel, une vie dénuée de sens sans Titus à ses côtés.
L'évocation des "mers" qui sépareront Bérénice et Titus symbolise l'inaccessibilité de l'être aimé. Ces mers infranchissables renforcent l'idée d'une séparation définitive et inévitable. Le temps devient une force destructrice pour elle, chaque jour étant perçu comme une éternité de souffrance.
Enfin, la scène se termine par une réflexion amère sur l'indifférence supposée de Titus face à cette séparation : "L'ingrat de mon départ consolé par avance, / Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?". Bérénice, dans son désespoir, imagine que Titus ne souffrira pas autant qu'elle de leur éloignement. Elle envisage même qu'il pourrait trouver ces jours trop courts, montrant ainsi son sentiment de trahison ultime.
Cette scène met en lumière l'opposition fondamentale entre l'amour et le devoir, thème central dans l'œuvre de Racine. Bérénice représente la passion et l'émotion, tandis que Titus incarne la raison et le devoir d'État. Racine explore ici la douleur du renoncement et la fatalité tragique qui s'impose aux personnages. Les vers de Bérénice sont marqués par une intensité émotionnelle qui révèle à la fois la grandeur de son amour et la profondeur de son désespoir.