Les soirées d’automne et d’hiver étaient d’une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m’asseyais auprès du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une prome-nade, qui ne cessait qu’à l’heure de son coucher. Il était vêtu d’une robe de ratine blanche, ou plutôt d’une espèce de manteau que je n’ai vu qu’à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d’un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu’en se prome-nant, il s’éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu’on ne le voyait plus ; on l’entendait seulement encore marcher dans les ténèbres : puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l’obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse, quand il était à l’autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant : "De quoi parliez-vous ?" Saisis de terreur, nous ne répondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l’oreille n’était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent.
Dix heures sonnaient à l’horloge du château : mon père s’arrêtait ; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l’horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d’argent surmonté d’une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l’ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s’avançait vers sa chambre à coucher dépendante de la petite tour de l’est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l’embrassions, en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse, sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.
Le talisman était brisé ; ma mère, ma sœur et moi, transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles : si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher.
Les Mémoires d'Outre-Tombe - Chateaubriand
Première partie - Livre troisième - Chapitre 3 - Vie à Combourg. - Journées et soirées.
Commentaire composé : Extrait des Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand
Introduction :
Cet extrait des Mémoires d’Outre-Tombe est tiré du chapitre 3 du livre troisième, dans lequel Chateaubriand évoque la vie qu’il a menée à Combourg pendant son adolescence, entre 1784 et 1786, une période marquée par une grande solitude et des tourments intérieurs. Ce texte, écrit en 1817 après une expérience personnelle avec une grive dans le parc du château de Montboissier, revient sur les « deux années de délire » qui ont formé son caractère et marqué le début de ses souffrances existentielles. Il parle de la maison familiale et des relations avec sa mère, son père et sa sœur Lucile, en insistant sur l’importance de cette période de formation émotionnelle et psychologique.
L'extrait commence par une description de l’atmosphère de la maison familiale de Chateaubriand lors des soirées d’automne et d’hiver. L’auteur peint une scène de saison morne et froide, qui installe un cadre propice à la mélancolie. Après le souper, le silence s’installe, et les membres de la famille sont chacun absorbés dans une routine morose, isolée les uns des autres. La mère s’endort sur un vieux lit, l’ambiance est assombrie par l’obscurité et un éclairage faible, ce qui donne à la scène un caractère solennel et presque fantomatique.
Le père, décrit comme un homme étrange et méthodique, ajoute à cette atmosphère lugubre. Sa robe blanche, son bonnet et son aspect de « spectre » qui émerge lentement de l’obscurité renforcent l’idée d’un fantôme ou d'une présence oppressante. Son comportement, presque mécanique et sans émotion, crée une tension palpable au sein de la famille, où la mère et la sœur sont figées dans une forme de silence pesant.
Les relations entre Chateaubriand, sa sœur Lucile et leur père sont marquées par un climat de terreur silencieuse. Chateaubriand et Lucile, malgré leur proximité, communiquent en murmures et évitent les regards du père. Ce dernier, insensible et autoritaire, les interroge sans attendre de réponse, créant une dynamique où l’oppression du silence domine. Leur réaction de terreur à ses questions souligne une distance émotionnelle profonde et une forme de détresse psychologique générée par la figure paternelle. Cette scène illustre bien la pression que cet homme exerce sur sa famille et la contradiction entre son apparence imposante et sa déconnexion émotionnelle.
Le père, par son attitude silencieuse et distante, incarne un abîme affectif dans lequel les membres de la famille semblent noyés. Le fait qu’il ne réponde jamais aux embrassades de ses enfants et qu'il se retire dans la solitude de sa chambre accentue cette idée de rupture affective.
La scène se termine par un moment décisif : la rupture du talisman. Cela correspond à la fin de l'emprise paternelle sur l'atmosphère familiale. Le silence qui pesait sur la maison se dissipe dès que le père se retire dans sa chambre, et les membres de la famille, délivrés de cette présence étouffante, reprennent la parole. Ce retour de la parole est perçu comme un soulagement, mais aussi comme un débordement : le silence oppressant est finalement remplacé par un excès de mots. Il est intéressant de noter que ce débordement de paroles est une forme de compensation pour le temps perdu dans le silence et la souffrance intérieure.
Cela montre que, même si le silence a été source de souffrance, il a également forgé une inhibition émotionnelle. La famille ne sait plus comment se comporter une fois libérée de cette oppression, et leur libération se manifeste par une forme de déstabilisation psychologique. Ce moment marque un tournant où le silence, loin d’être un simple vide, est aussi une pression psychologique qui finit par se déverser sous forme de paroles non maîtrisées.
Cet extrait montre également comment ces deux années de délire à Combourg, marquées par l'isolement et l'absence de soutien émotionnel, ont joué un rôle crucial dans la formation de l’adolescent qu’était Chateaubriand. Ce silence étouffant, cette distance avec son père, et la solitude émotionnelle ont alimenté une quête intérieure profonde. En évoquant ces années, Chateaubriand nous montre l'impact durable de cette période sur sa personnalité, la naissance de cette nostalgie et de ce sentiment de déracinement qui accompagneront sa vie adulte.
Il est frappant de constater que cette solitude, accentuée par l'absence de communication véritable au sein de la famille, semble avoir nourri son sentiment de désespoir, mais aussi sa recherche de sensibilité et de beauté dans des objets et des souvenirs qui, paradoxalement, naissent de la souffrance.
Cet extrait des Mémoires d’Outre-Tombe illustre parfaitement la solitude et l'oppression familiale qui ont marqué la jeunesse de Chateaubriand. Le père autoritaire et absent, la mère silencieuse et mélancolique, ainsi que la sœur Lucile, figure d’une complicité aussi bien tendre que tragique, forment un triangle familial où l’émotion est toujours comprimée. Le silence qui règne dans la maison de Combourg devient un véritable moteur de l’âme du jeune Chateaubriand, nourrissant ses tourments, mais aussi son regard sensible et son écriture. Cette scène met en lumière les difficultés de communication et de réconciliation émotionnelle, soulignant l’impact profond de l’enfance sur l’écrivain et sur son œuvre, et annonce les thèmes de la solitude et de la nostalgie qui seront omniprésents dans ses mémoires.