Pour tes roses
J'aurais fait
Un voyage plus long encore
Ton soleil n'est pas celui
Qui luit
Partout ailleurs
Et tes musiques qui s'accordent avec l'aube
Sont désormais pour moi
La mesure de l'art
D'après leur souvenir
Je jugerai
Mes vers les arts
Plastiques et toi-même
Visage adoré
Ispahan aux musiques du matin
Réveille l'odeur des roses de ses jardins
J'ai parfumé mon âme
A la rose
Pour ma vie entière
Ispahan grise et aux faïences bleues
Comme si l'on t'avait
Faite avec
Des morceaux de ciel et de terre
En laissant au milieu
Un grand trou de lumière
Cette
Place carrée Meïdan
Schah trop
Grande pour le trop petit nombre
De petits ânes trottinant
Et qui savent si joliment
Braire en regardant
La barbe rougie au henné
Du Soleil qui ressemble
A ces jeunes marchands barbus
Abrités sous leur ombrelle blanche
Je suis ici le frère des peupliers
Reconnaissez beaux peupliers aux fils d'Europe
Ô mes frères tremblants qui priez en Asie
Un passant arqué comme une corne d'antilope
Phonographe
Patarafes
La petite échoppe
Guillaume Apollinaire
Le poème Ispahan est extrait du recueil Il y a de Guillaume Apollinaire, publié à titre posthume en 1925. Ce poème, comme beaucoup d’autres dans l’œuvre d’Apollinaire, illustre une époque de renouvellement poétique. L’auteur supprime la ponctuation, une caractéristique qui sera cruciale dans son style, préfigurant ainsi l’ère des surréalistes tout en expérimentant de nouvelles formes de poésie. Ispahan se démarque par son fluidité et sa liberté formelle, marquées par la longueur variée des strophes et des vers. Ce poème s’inscrit dans la volonté d’Apollinaire de rompre avec les conventions poétiques de son temps et de proposer un langage plus ouvert, plus dynamique, en adéquation avec la modernité naissante du début du XXe siècle.
Le poème Ispahan s'ouvre sur une évocation sensuelle et exotique de la ville d'Ispahan, en Iran, qui était alors un centre de culture et de poésie. La ville est présentée à travers ses roses, symbole de beauté et de fragilité. Le premier vers "Pour tes roses" nous plonge immédiatement dans une ambiance sensorielle, dans laquelle le parfum et la couleur deviennent des éléments essentiels de la perception. Ispahan n’est pas une ville ordinaire, mais une ville idéale, presque irréelle, dont le soleil et les musiques résonnent différemment, comme si elle était située hors du temps et de l’espace ordinaires. L’absence de ponctuation et le rythme fluide du poème renforcent cette sensation d’évasion, d’un voyage presque mystique, au-delà des frontières physiques et temporelles.
Le poème évoque la ville en utilisant la nature et les éléments sensoriels comme des métaphores pour l’art. "Ton soleil n'est pas celui / Qui luit / Partout ailleurs", écrit Apollinaire, indiquant que la lumière d'Ispahan est unique, différente, comme si la ville détenait un pouvoir magique capable de transformer la réalité en quelque chose d'artistiquement sublime. "Tes musiques qui s'accordent avec l'aube" deviennent pour le poète la "mesure de l'art", reliant ainsi la musique, l’aube et la poésie dans une harmonie parfaite.
Ispahan est aussi un poème de mémoire et d’art. À travers l’image de la ville, Apollinaire interroge le rapport entre l’art et la vie, et comment la mémoire transforme la perception de la réalité. Les roses d'Ispahan deviennent un symbole de cette transformation, un souvenir qui imprègne l'âme du poète. "J'ai parfumé mon âme / A la rose / Pour ma vie entière" indique que l'expérience sensorielle vécue à Ispahan se grave à jamais dans la mémoire de l’auteur, devenant une source d’inspiration et un repère esthétique.
Dans la deuxième moitié du poème, Ispahan est représentée par des images plus concrètes et moins idéalisées. La ville est "grise et aux faïences bleues", ce qui ancre le poème dans la réalité géographique d’Ispahan, mais en même temps, cette description ajoute à l’idée d’un lieu où la beauté et la simplicité s’entrelacent. Le contraste entre les "morceaux de ciel et de terre" et "un grand trou de lumière" nous montre une ville à la fois tangible et mythique, où l’architecture et la nature fusionnent de manière harmonieuse.
Malgré l’aspect poétique et sensoriel, Apollinaire insère également des éléments d’humour et de critique sociale. Par exemple, la description de la "Place carrée Meïdan" fait allusion à un lieu public où les "petits ânes trottinant / Et qui savent si joliment / Braire" évoquent une scène presque burlesque, mais aussi un contraste entre la grandeur de la place et la petitesse de ceux qui y circulent. L’image des jeunes marchands barbus, abrités sous leur ombrelle blanche, nous ramène à une réalité plus terre-à-terre, dénuée de l’idéalisation romantique d’un Orient mythique. Ces détails ancrent la ville dans un monde à la fois réel et fantasmé, une sorte de mélange entre l’exotisme et la banalité.
À la fin du poème, Apollinaire introduit une figure symbolique, celle du poète qui se place en harmonie avec la nature et l’espace urbain d'Ispahan. "Je suis ici le frère des peupliers" évoque l'idée de communion avec la nature et l'environnement, mais aussi l'isolement de l’individu face à la vastité du monde. L'expression "Reconnaissez beaux peupliers aux fils d'Europe / Ô mes frères tremblants qui priez en Asie" fait appel à une idée de fraternité universelle, où l’Européen et l'Asiatique se retrouvent dans une même expérience de l’existence, dans un monde globalisé et moderne.
En conclusion, Ispahan est un poème qui incarne les principes de la poésie moderne d’Apollinaire : la fluidité, la liberté formelle et la quête d’une nouvelle esthétique. À travers l’évocation d’une ville mythique, à la fois réelle et fantasmée, le poème interroge le rapport entre le souvenir, l’art et la mémoire, tout en plaçant l’individu dans un contexte cosmopolite et moderne. L’absence de ponctuation et la structure fluide du poème renforcent cette vision d’une poésie qui cherche à saisir la beauté dans sa forme la plus pure et la plus immédiate, tout en naviguant entre le réel et l’imaginaire, l’Orient et l’Occident, la tradition et la modernité.