Un jour deux Pèlerins sur le sable rencontrent
Une Huître que le flot y venait d'apporter :
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ;
A l'égard de la dent il fallut contester.
L'un se baissait déjà pour amasser la proie ;
L'autre le pousse, et dit : « Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l'apercevoir
En sera le gobeur ; l'autre le verra faire.
- Si par là on juge l'affaire,
Reprit son compagnon, j'ai l'œil bon, Dieu merci.
- Je ne l'ai pas mauvais aussi,
Dit l'autre, et je l'ai vue avant vous, sur ma vie.
- Hé bien ! vous l'avez vue, et moi je l'ai sentie. »
Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin1 arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin fort gravement ouvre l'Huître, et la gruge2,
Nos deux Messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit d'un ton de Président :
« Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens, et qu'en paix chacun chez soi s'en aille. »
Mettez ce qu'il en coûte à plaider aujourd'hui ;
Comptez ce qu'il en reste à beaucoup de familles ;
Vous verrez que Perrin tire l'argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles3.
Jean de la Fontaine - Les Fables
Jean de La Fontaine (1621-1695), maître dans l'art de la fable, reprend les principes classiques d'imitation, en s'inspirant notamment des fables d'Ésope et de Phèdre. Ses Fables sont des apologues, des récits courts et souvent animaliers, ayant pour objectif à la fois de plaire et d'instruire. À travers la fable L'Huître et les Plaideurs, La Fontaine critique de manière satirique les travers de la justice de son époque, notamment la cupidité et l'injustice des juges.
Dans cette fable, deux pèlerins trouvent une huître, et une dispute éclate entre eux pour savoir qui en sera le propriétaire. Le personnage de Perrin Dandin, un juge, intervient et rend un jugement étrange, en consommant lui-même l'huître et en ne laissant aux plaideurs que des miettes. La Fontaine dénonce ici l'absurdité et la corruption du système judiciaire, dans lequel les intérêts des juges prennent souvent le dessus sur ceux des parties en conflit.
L'histoire débute de manière simple et presque comique : deux pèlerins trouvent une huître et, chacun prétendant l'avoir aperçue le premier, se disputent pour savoir qui en aura la joie. Leurs arguments sont futiles et se résument à une série d'affirmations sur ce qu'ils ont vu ou senti. Ce dialogue illustre bien l'absurdité du conflit, soulignant le manque de raison et d'objectivité dans leur querelle.
Leurs échanges sont à la fois ridicules et excessivement formels. Ils s'engagent dans un débat sur la propriété de l'huître, mais leurs arguments ne sont pas fondés sur des preuves tangibles. La Fontaine, par cette scène de dispute, semble vouloir montrer l'ineptie des conflits qui naissent parfois de questions futiles ou insignifiantes. Ce conflit illustre aussi la difficulté, voire l'impossibilité, de parvenir à une résolution équitable dans un système dominé par l'injustice.
C'est ici que l'intervention du juge, Perrin Dandin, prend place. Il est appelé par les deux plaideurs pour trancher leur conflit. Dandin, au lieu d'examiner la situation de manière rationnelle, résout le conflit en consommant l'huître et en attribuant à chacun des plaideurs une écaille. Son jugement, absurde et égoïste, reflète la corruption et la cupidité de certains juges de l'époque, qui profitent de leur autorité pour se nourrir des biens en jeu et ne laissent que des miettes aux parties concernées.
La Fontaine se sert de Dandin pour critiquer le manque d'intégrité et de compétence des juges. Ce personnage, au lieu d'être impartial et juste, prend une décision qui sert ses propres intérêts, illustrant ainsi la dimension injuste de la justice. Le fait qu'il mange l'huître avant de rendre son jugement souligne le mépris qu'il éprouve pour les parties impliquées et l'abus de pouvoir dont il fait preuve.
Le dernier vers de la fable, qui évoque le coût des procédures judiciaires et les conséquences pour les plaideurs, montre clairement la critique sociale de La Fontaine. Le poète met en lumière le contraste entre les coûts élevés d’un procès et le maigre résultat pour les personnes concernées. L’huître, qui symbolise un bien précieux, est littéralement "mangée" par le juge, laissant les plaideurs dans une situation de pauvreté et de frustration.
La Fontaine dénonce ici l'inefficacité du système judiciaire, où les juges, loin de servir les intérêts de la justice, semblent plutôt motivés par la cupidité et l'appât du gain. La répartition des biens (une écaille pour chaque plaignant) souligne le vide et l'injustice de la décision prise. Ce jugement dépeint la justice comme un commerce, où les parties doivent payer un prix élevé (symbolisé par l'huître) pour obtenir une résolution partielle et injuste de leur conflit.
La morale de la fable est claire : La Fontaine critique la justice corrompue, dominée par des juges intéressés qui, plutôt que de chercher à rendre une décision équitable, exploitent les plaideurs pour leur profit personnel. L’huître, un bien symbolique de richesse et de justice, est absorbée par le juge, laissant les plaignants dans une position désavantageuse. La Fontaine nous invite ici à réfléchir sur la manière dont le système judiciaire peut parfois être biaisé et injuste, et comment certains de ses acteurs peuvent abuser de leur pouvoir pour servir leurs propres intérêts.
Ainsi, L'Huître et les Plaideurs ne se contente pas de critiquer une pratique judiciaire particulière, mais offre une réflexion sur la nature de la justice elle-même. La Fontaine dénonce la tendance des institutions judiciaires à devenir des mécanismes d’exploitation et de profit, et nous incite à remettre en question l’équité et l’honnêteté des systèmes de pouvoir.
À travers cette fable, La Fontaine met en lumière les travers de la justice de son époque en présentant une scène absurde de conflit et de jugement, dans laquelle la justice est détournée pour servir les intérêts d'un juge cupide. L'Huître et les Plaideurs est ainsi une critique acerbe de la corruption et de l'injustice sociales, et une invitation à réfléchir sur l'éthique et la moralité dans l'exercice du pouvoir judiciaire. Par son humour et sa satire, La Fontaine nous offre une leçon intemporelle sur les dangers de l'avidité et de l'abus de pouvoir.