Électre, Clytemnestre, Oreste, le mendiant.
CLYTEMNESTRE. – Ainsi c’est toi, Oreste ?
ORESTE. – Oui, mère, c’est moi.
CLYTEMNESTRE. – C’est doux, à vingt ans, de voir une mère ?
ORESTE. – Une mère qui vous a chassé, triste et doux.
CLYTEMNESTRE. – Tu la regardes de bien loin.
ORESTE. – Elle est ce que j’imaginais.
CLYTEMNESTRE. – Mon fils aussi. Beau. Souverain. Et pourtant je m’approche.
ORESTE. – Moi non. À distance c’est une splendide mère.
CLYTEMNESTRE. – Qui te dit que de près sa splendeur subsiste ?
ORESTE. – Ou sa maternité ?… C’est bien pour cela que je reste immobile.
CLYTEMNESTRE. – Un mirage de mère, cela te suffit ?
ORESTE. – J’ai eu tellement moins jusqu’à ce jour. À ce mirage du moins je peux dire ce que je ne dirai jamais à ma vraie mère.
CLYTEMNESTRE. – Si le mirage le mérite, c’est déjà cela. Que lui dis tu ?
ORESTE. –Tout ce que je ne te dirai jamais. Tout ce qui, dit à toi serait mensonge.
CLYTEMNESTRE. – Que tu l’aimes ?
ORESTE. – Oui
CLYTEMNESTRE. – Que tu la respectes ?
ORESTE. – Oui
CLYTEMNESTRE. – Que tu l’admires ?
ORESTE. – Sur ce point seul mirage et mère peuvent partager.
CLYTEMNESTRE. – Pour moi, c’est le contraire. Je n’aime pas le mirage de mon fils. Mais que mon fils soit lui-même devant moi, qu’il parle, qu’il respire, je perds mes forces.
ORESTE. – Songe à lui nuire, tu les retrouveras.
CLYTEMNESTRE. – Pourquoi es-tu si dur ? Tu n’as pas l’air cruel, pourtant. Ta voix est douce ?
ORESTE. – Oui. Je ressemble point par point au fils que j’aurais pu être. Toi aussi d’ailleurs ! À quelle mère admirable tu ressembles en ce moment ! Si je n’étais pas ton fils, je m’y tromperais.
ÉLECTRE. – Alors, pourquoi parlez-vous tous deux ? Que penses-tu gagner, mère, à cette ignoble coquetterie maternelle ! Puisque au milieu de la nuit, des haines, des menaces, s’est ouvert une minute ce guichet qui permet à la mère et au fils de s’entrevoir tels qu’ils ne sont pas, profitez-en, et refermez-le. La minute est écoulée.
CLYTEMNESTRE. – Pourquoi si vite. Qui te dit qu’une minute d’amour maternel suffise à Oreste ?
ÉLECTRE. – Tout me dit que toi tu n’as pas droit, dans ta vie, à plus d’une minute d’amour filial. Tu l’as eue. Et comble… Quelle comédie joues-tu ! Va-t’en…
CLYTEMNESTRE. – Très bien. Adieu.
UNE PETITE EUMÉNIDE, apparaissant derrière les colonnes. – Adieu, vérité de mon fils.
ORESTE. – Adieu.
SECONDE PETITE EUMÉNIDE. – Adieu, mirage de ma mère.
ÉLECTRE. – Vous pouvez vous dire au revoir. Vous vous reverrez.
Electre - Jean Giraudoux - ACTE I, Scène 11
Dans l'Acte I, Scène 11 de Électre de Jean Giraudoux, la confrontation entre Clytemnestre et Oreste se déroule dans un cadre profondément original, loin des tragédies grecques classiques. Ce face-à-face, où la reconnaissance de l’un par l’autre se fait non pas par le biais des codes mythologiques mais dans une atmosphère d’ambiguïté et de distance émotionnelle, marque un tournant dans la pièce. À travers cette scène, Giraudoux déconstruit l'attente mythologique de vengeance pour la transformer en une exploration plus complexe de la vérité, de l'illusion et des rapports familiaux.
La scène débute par un échange étrange et détaché entre Oreste et Clytemnestre, où les deux personnages se reconnaissent mais sans l'émotion intense que l'on pourrait attendre d'une telle rencontre. Clytemnestre, après avoir vu Oreste, l’interroge : "Ainsi c’est toi, Oreste ?" Ce simple "oui, mère, c’est moi" de la part d’Oreste est à la fois l'acceptation d'une identité retrouvée et le rejet implicite d'un passé douloureux. La question de Clytemnestre, "C’est doux, à vingt ans, de voir une mère ?", révèle une mère qui cherche encore à maintenir un lien affectif, mais dont le désir semble vain et superficiel.
Oreste, lui, répond : "Une mère qui vous a chassé, triste et doux." Cette réplique illustre la distance émotionnelle qu'Oreste a cultivée. Il reconnaît sa mère, mais il la voit à travers le prisme de son rejet, de sa déception. Clytemnestre, bien qu’elle soit sa mère biologique, n’incarne plus pour lui l’image maternelle protectrice et aimante, mais une figure plus complexe, presque irréelle.
Les termes utilisés dans cet échange sont significatifs, surtout l'évocation du "mirage". Oreste déclare : "À distance c’est une splendide mère", suggérant qu'il préfère voir sa mère comme une image idéale, plutôt que de l'affronter de près et de remettre en question sa véritable nature. Clytemnestre, quant à elle, se lance dans une réflexion sur la nature de ce mirage : "Qui te dit que de près sa splendeur subsiste ?" Elle semble prendre conscience de la fausse image qu'elle renvoie à son fils, mais reste convaincue de son pouvoir maternel. Toutefois, cette illusion de splendeur est rapidement confrontée à la réalité, et Clytemnestre finit par admettre qu'elle n’aime pas l'image que son fils a d’elle, et qu’elle préfère le voir pour ce qu’il est réellement.
Cette opposition entre le mirage et la réalité se poursuit avec la déclaration d’Oreste : "J’ai eu tellement moins jusqu’à ce jour. À ce mirage du moins je peux dire ce que je ne dirai jamais à ma vraie mère." Ce "mirage", à la fois illusion et protection, devient une manière pour Oreste de se préserver, de ne pas affronter la douleur de la vérité. En dépersonnifiant sa mère, il évite de se confronter à la trahison de celle qui l’a abandonné. Il trouve dans cette image idéalisée une forme de réconfort, même si elle est éphémère.
Clytemnestre semble chercher à briser ce mirage, mais son effort pour rétablir un lien avec son fils échoue. Lorsqu'elle interroge Oreste sur ses sentiments envers elle, en lui demandant s’il l’aime, la respecte, et l’admire, il répond par des déclarations ambiguës qui révèlent l’impossibilité de tout véritable lien : "Oui" à l’amour, "Oui" au respect, mais "Sur ce point seul mirage et mère peuvent partager." Cette réponse souligne la distance irréductible entre l’amour filiale et la réalité de la mère, qui, malgré ses efforts, ne parvient pas à restaurer l’unité familiale.
Oreste répond avec une dureté cachée sous une voix douce, "Je ressemble point par point au fils que j’aurais pu être", suggérant qu'il se trouve à la croisée des chemins entre l’homme qu’il aurait été dans une autre vie et celui qu’il est devenu à cause des actions de sa mère. Il semble qu'il ait perdu son innocence et son respect pour Clytemnestre, qui n'est plus qu'une figure qu'il a idéalisée à distance, mais dont il a désormais conscience de la dégradation.
Électre, en intervenant, exprime toute sa frustration face à cette scène qui se joue sous ses yeux : "Pourquoi parlez-vous tous deux ? Que penses-tu gagner, mère, à cette ignoble coquetterie maternelle !" Elle désire interrompre ce moment de "mirage", car pour elle, il n’y a pas de place pour l’illusion, seulement pour la vérité crue. Elle estime que Clytemnestre a déjà eu "une minute d’amour filial", et qu’il est temps d’en finir avec cette comédie.
La scène se termine sur une note sombre et prophétique : "Vous pouvez vous dire au revoir. Vous vous reverrez." Les paroles d’Électre annoncent la fatalité, l’idée que cette rencontre, aussi empreinte de douleur et d’ambiguïté qu’elle soit, n’est qu’un prélude à des événements plus tragiques à venir.
Dans cette scène, Jean Giraudoux brise les conventions du mythe en offrant une rencontre dénuée de la catharsis attendue, où la vengeance et la réconciliation cèdent la place à une exploration des illusions et des déceptions. À travers le jeu de miroir entre mère et fils, Giraudoux interroge les notions d’amour filial et de rédemption, mettant en lumière l'impossibilité de renouer des liens familiaux détruits par le passé. La scène nous laisse avec une profonde réflexion sur l’identité, la mémoire et la manière dont l’illusion et la réalité façonnent nos relations les plus intimes.