Meriem, sur ce ton lent et doux qui nous avait comme hypnotisés, nous avait donc expliqué qu’il lui avait fallu des mois pour retrouver notre trace à partir de Bab-el-Oued où presque personne ne se souvenait de nous. Elle préparait une thèse – comme toi du reste – sur ton héros et ce livre étrange où il raconte un meurtre avec le génie d’un mathématicien penché sur une feuille morte. Elle voulait retrouver la famille de l’Arabe, c’est ce qui l’avait conduite à nous, après une longue enquête derrière les montagnes, au pays des vivants.
Puis, guidée par je ne sais quel instinct, elle avait attendu que M’ma nous laisse quelques minutes pour me montrer le livre. Il avait un format assez petit. Une aquarelle était reproduite sur la couverture, représentant un homme en costume, les mains dans les poches, tournant à moitié le dos à la mer, située à l’arrière-plan. Des couleurs pâles, des pastels indécis. C’est ce dont je me souviens. Le titre en était L’Autre, le nom de l’assassin était écrit en lettres noires et strictes, en haut à droite : Meursault. Mais j’étais distrait, troublé par la proximité de cette femme. Je me suis aventuré à regarder ses cheveux, ses mains, et son cou pendant qu’elle échangeait des politesses avec M’ma, revenue de la cuisine. Depuis, j’aime, je crois, observer les femmes de dos, la promesse du visage dérobé et le début du corps qui vous échappe. Je me suis même surpris, moi qui n’y connaissais rien, à chercher un nom imaginaire à son parfum. J’ai tout de suite remarqué son intelligence vive et pénétrante mêlée à une sorte d’innocence. Elle était née, elle me l’apprit plus tard, à Constantine, à l’est. Elle revendiquait le statut de “femme libre” – affirmation accompagnée d’un regard de défi, et qui en disait long sur sa résistance au conservatisme familial.
Oui, bon, je m’égare à nouveau. Tu veux que je te parle du livre, de ma réaction quand je l’ai vu ? À vrai dire, je ne sais plus par quel bout te raconter cet épisode. Meriem est repartie avec son odeur, sa nuque, sa grâce, son sourire, et je pensais déjà au lendemain. M’ma et moi étions hébétés. Nous venions de découvrir, en vrac, les dernières traces de pas de Moussa, le nom jamais connu de son meurtrier et son destin exceptionnel. “Tout était écrit !”, lança M’ma et je fus surpris par la justesse involontaire de son propos. Écrit oui, mais sous la forme d’un livre, pas par un dieu quelconque. A-t-on éprouvé de la honte pour notre bêtise ? A-t-on retenu une irrépressible envie de fou rire, nous, couple ridicule posté dans les coulisses d’un chef-d’œuvre dont nous ne connaissions pas l’existence ? Le monde entier connaissait l’assassin, son visage, son regard, son portrait et même ses vêtements, sauf… nous deux ! La mère de l’Arabe et son fils, minable fonctionnaire à l’Inspection des domaines. Deux pauvres bougres d’indigènes qui n’avaient rien lu et avaient tout subi. Comme des ânes. Nous avons passé la nuit à nous éviter du regard. Dieu que c’était pénible de se découvrir idiots ! La nuit fut longue. M’ma maudit la jeune femme, puis finit par se taire. Moi, je pensais à ses seins et à ses lèvres bougeant comme un fruit vivant. Le lendemain matin, M’ma me secoua brutalement, et, se penchant sur moi comme une vieille sorcière menaçante, elle m’ordonna : “Si elle revient, n’ouvre pas la porte !” Je l’avais vue venir et je savais pourquoi. Mais j’avais préparé ma riposte, moi aussi.
Tu devineras, mon cher, que je n’en fis rien évidemment. Je suis sorti tôt, sans m’attarder à prendre le café habituel. Comme convenu, j’ai attendu Meriem à la gare de Hadjout, et lorsque je l’ai aperçue dans le bus d’Alger, j’ai senti un trou dans mon cœur. Déjà, sa présence ne suffisait pas à combler ce qui se creusait en moi. Nous nous retrouvâmes l’un en face de l’autre, je me sentais lourdaud et maladroit. Elle me sourit, d’abord avec les yeux, puis de sa large bouche radieuse. J’ai balbutié que je voulais en savoir plus sur le livre et nous nous sommes mis à marcher.
Et cela a duré des semaines, des mois, des siècles.
Tu l’as compris, j’allais connaître ce que la vigilance de M’ma avait toujours réussi à neutraliser : l’incandescence, le désir, la rêverie, l’attente, l’affolement des sens. Dans les livres français d’autrefois, on appelle ça le tourment. Je ne saurais te décrire ces forces qui vous prennent le corps tandis que naît l’amour. Le mot chez moi est flou et imprécis. C’est un mille-pattes myope qui rampe sur le dos de quelque chose d’immense. Le prétexte était bien sûr le livre. Ce livre et d’autres livres encore. Meriem me le montra encore une fois et m’expliqua patiemment, cette fois et toutes les autres fois où nous nous sommes vus, le contexte de son écriture, son succès, les livres qui s’en sont inspirés et les gloses infinies autour de chaque chapitre. C’était vertigineux.
Mais ce jour-là, ce deuxième jour, je regardais surtout ses doigts sur les pages du livre, ses ongles rouges glissant sur le papier et je m’interdisais de penser à ce qu’elle dirait si je m’emparais de ses mains. Mais j’ai fini par le faire. Et cela l’a fait rire. Elle savait qu’à ce moment-là, Moussa m’importait peu. Pour une fois. Nous nous sommes quittés en début d’après-midi et elle m’a promis de revenir. Elle m’a quand même demandé comment elle pourrait prouver, dans son travail de recherche, que M’ma et moi étions vraiment la famille de l’Arabe. Je lui ai expliqué que c’était un vieux problème chez nous, qu’on avait à peine un nom de famille… Cela la fit rire de nouveau – et me fit mal. Puis j’ai pris le chemin du bureau. Je n’avais même pas songé à ce que l’on pourrait penser de mon absence ! Je m’en foutais, l’ami.
Et bien sûr, le soir même, j’ai entamé ce livre maudit. J’avançais lentement dans ma lecture, mais j’étais comme envoûté. Je me suis senti tout à la fois insulté et révélé à moi-même. Une nuit entière à lire comme si je lisais le livre de Dieu lui-même, le cœur battant, prêt à suffoquer. Ce fut une véritable commotion. Il y avait tout sauf l’essentiel : le nom de Moussa ! Nulle part. J’ai compté et recompté, le mot “Arabe” revenait vingt-cinq fois et aucun prénom, d’aucun d’entre nous. Rien de rien, l’ami. Que du sel et des éblouissements et des réflexions sur la condition de l’homme chargé d’une mission divine. Le livre de Meursault ne m’apprit rien de plus sur Moussa sinon qu’il n’avait pas eu de nom, même au dernier instant de sa vie. En revanche, il me donna à voir l’âme du meurtrier comme si j’étais son ange. J’y ai retrouvé d’étranges souvenirs déformés, comme la description de la plage, l’heure fabuleusement éclairée du meurtre, le vieux cabanon jamais retrouvé, les jours du procès et les heures de cellule tandis que ma mère et moi errions dans les rues d’Alger à la recherche du cadavre de Moussa. Cet homme, ton écrivain, semblait m’avoir volé mon jumeau, Zoudj, mon portrait, et même les détails de ma vie et les souvenirs de mon interrogatoire ! J’ai lu presque toute la nuit, mot à mot, laborieusement. C’était une plaisanterie parfaite. J’y cherchais des traces de mon frère, j’y retrouvais mon reflet, me découvrant presque sosie du meurtrier. J’arrivai enfin à la dernière phrase du livre : “[…] il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine.” Dieu, comme je l’aurais voulu ! Il y avait eu beaucoup de spectateurs, certes, mais pour son crime, pas pour son procès. Et quels spectateurs ! Inconditionnels, idolâtres ! Il n’y avait jamais eu de cris de haine parmi cette foule d’admirateurs. Ces dernières lignes m’avaient bouleversé. Un chef-d’œuvre, l’ami. Un miroir tendu à mon âme et à ce que j’allais devenir dans ce pays, entre Allah et l’ennui.
Je n’ai pas dormi cette nuit-là, tu t’en doutes, et j’ai scruté le ciel à côté du citronnier.
Je n’ai pas montré le livre à M’ma. Elle m’aurait obligé à le lui lire et relire, sans fin, jusqu’au jour du Jugement Dernier, je te le jure. Au lever du soleil, j’ai déchiré la couverture et je l’ai caché dans un recoin du hangar. Je n’ai pas parlé à M’ma de mon rendez-vous de la veille avec Meriem bien sûr, mais elle décela, à mon regard, la présence d’une autre femme dans mon sang. Meriem ne revint jamais chez nous. Je l’ai vue assez régulièrement pendant les semaines qui ont suivi, cela dura tout l’été en fait – nous avions convenu que je viendrais chaque jour à la gare guetter le bus en provenance d’Alger. Si elle avait pu se libérer, nous passions quelques heures ensemble, à marcher, à flâner, nous allongeant parfois sous un arbre, jamais très longtemps. Si elle ne venait pas, je tournais les talons et rejoignais mon travail. Je me mis à espérer que le livre ne s’épuise jamais, qu’il devienne infini, pour qu’elle continue d’appuyer son épaule sur mon buste en émoi. Je lui ai presque tout raconté : mon enfance, le jour de la mort de Moussa, notre enquête d’analphabètes idiots, la tombe vide au cimetière d’El-Kettar et les strictes règles de notre deuil familial. Le seul secret que j’ai hésité à partager a été celui du meurtre de Joseph. Elle m’apprit à lire le livre d’une certaine manière, en le faisant pencher de côté comme pour en faire tomber les détails invisibles. Elle m’offrit les autres livres écrits par cet homme, et d’autres livres encore, qui m’ont progressivement permis de comprendre comment ton héros voyait le monde. Meriem m’expliqua lentement ses croyances et ses fabuleuses images solitaires. Je compris que c’était une sorte d’orphelin qui avait reconnu dans le monde une sorte de jumeau sans père et qui, du coup, avait acquis le don de la fraternité, à cause, précisément, de sa solitude. Je ne saisissais pas tout, parfois Meriem me semblait parler d’une autre planète, elle avait une voix que j’aimais écouter. Et je l’ai aimée, profondément. L’amour. Quelle sensation étrange, non ? Ça ressemble à de l’ébriété. On éprouve la perte de l’équilibre et des sens, mais qui s’accompagne d’une acuité étrangement précise et inutile.
Dès le début, parce que j’étais maudit, j’ai su que notre histoire finirait, que je ne pourrais jamais espérer la garder dans ma vie, mais pour l’heure, je ne voulais qu’une seule chose : l’entendre respirer tout à côté de moi. Meriem avait deviné mon état et s’en était amusée un peu avant de réaliser la profondeur de mon abîme. Est-ce que c’est cela qui lui a fait peur ? Je crois. Ou alors, elle a fini par être gagnée par la lassitude, je ne l’amusais plus, elle avait épuisé la piste un peu neuve et exotique que je représentais, mon “cas” ne la distrayait plus. Je suis amer, j’ai tort. Elle ne me refusa pas, je te le jure. Au contraire, je crois même qu’elle a éprouvé pour moi une sorte d’amour. Mais elle s’est contentée d’aimer mon chagrin, pour ainsi dire, et de donner à ma douleur la noblesse d’un objet précieux, puis elle s’en est allée alors que, pour moi, un royaume commençait à s’ordonner. Depuis, je trahis méthodiquement les femmes et réserve le meilleur de moi-même aux séparations. C’est la première loi inscrite sur ma tablette de vie. Tu veux noter ma définition de l’amour ? Elle est grandiloquente, mais sincère, je l’ai fabriquée tout seul. L’amour, c’est embrasser quelqu’un, partager sa salive et remonter jusqu’au souvenir obscur de sa propre naissance. J’ai donc pratiqué le veuvage qui rend séduisant et attire la tendresse de celles qui ne se méfient pas. J’ai été approché par des femmes malheureuses et d’autres trop jeunes pour comprendre.
Après que Meriem m’a laissé, j’ai lu et relu le livre. Tant et tant de fois. Pour y retrouver les traces de cette femme, sa façon de lire, ses intonations studieuses. Étrange non ? Partir en quête de la vie dans la preuve étincelante d’une mort ! Mais je m’égare à nouveau, ces digressions doivent t’agacer. Et pourtant…
Un jour, nous nous sommes retrouvés sous un arbre, à la lisière du village. M’ma faisait semblant de tout ignorer, mais elle savait que je voyais cette fille venue de la ville remuer nos cimetières. Nos rapports avaient changé et j’éprouvais la sourde tentation d’une violence définitive pour me libérer de cette mère monstrueuse. J’ai effleuré les seins de Meriem, par accident presque. J’étais somnolent dans l’ombre brûlante de l’arbre et elle avait posé sa tête sur mes cuisses. Elle s’est un peu cabrée pour me regarder. Elle avait les cheveux dans les yeux et elle a gloussé d’un rire plein des lumières d’une autre vie. Je me suis penché sur son visage. Il faisait bon et, comme en plaisantant, j’ai embrassé ses lèvres entrouvertes sur son sourire qui s’éteignait. Elle n’a rien dit et je suis resté ainsi, penché. J’avais tout le ciel dans les yeux quand je me suis relevé et il était bleu et doré. Sur ma cuisse, je sentais le poids de la tête de Meriem. Nous sommes restés longtemps ainsi, engourdis. Quand la chaleur est devenue trop forte, elle s’est relevée et je l’ai suivie. Je l’ai rattrapée, j’ai passé ma main autour de sa taille et nous avons marché ensemble comme un seul corps. Elle souriait toujours avec des yeux fermés sur mon image. Nous sommes arrivés à la gare, ainsi enlacés. On le pouvait à cette époque. Pas comme aujourd’hui.
Pendant que nous nous regardions avec une curiosité nouvelle, inaugurée par le désir des corps, elle m’a dit : “Je suis plus brune que toi.” Je lui ai demandé si elle pouvait revenir, un soir. Elle a encore ri et a secoué la tête pour dire non. J’ai osé : “Veux-tu te marier avec moi ?” Elle a eu un hoquet de surprise – ça m’a poignardé le cœur. Elle ne s’y attendait pas. Elle avait préféré, je crois, vivre cette relation comme un amusement naturel et pas comme le prélude à un engagement plus sérieux. “Elle a voulu savoir alors si je l’aimais.” J’ai répondu que je ne savais pas ce que cela voulait dire quand j’employais des mots, mais que quand je me taisais, cela devenait évident dans ma tête. Tu souris ? Hum, cela veut dire que tu as compris… Oui, c’est un bobard. De bout en bout. La scène est trop parfaite, j’ai tout inventé. Je n’ai, bien sûr, jamais osé rien dire à Meriem. L’extravagance de sa beauté, son naturel et la promesse qu’elle était pour une vie meilleure que la mienne m’ont toujours rendu muet. Elle appartient à un genre de femmes qui, aujourd’hui, a disparu dans ce pays : libre, conquérante, insoumise et vivant son corps comme un don, non comme un péché ou une honte. La seule fois où je l’ai vue se couvrir d’une ombre glacée, c’est lorsqu’elle m’a raconté son père, dominateur, polygame, dont le regard concupiscent soulevait en elle le doute et la panique. Les livres l’ont délivrée de sa famille et lui ont offert le prétexte pour s’éloigner de Constantine ; elle a, dès qu’elle l’a pu, rejoint l’université d’Alger.
Meriem est partie vers la fin de l’été, notre histoire n’avait duré que quelques semaines, et le jour où j’ai compris qu’elle était partie pour toujours, j’ai cassé toute la vaisselle de la maison, en insultant M’ma et Moussa, et toutes les victimes du monde. Dans le flou de la colère, je me souviens de M’ma assise, calme, me regardant me vider de ma passion, sereine, presque amusée par sa victoire à elle sur toutes les femmes du monde. La suite ne fut qu’un long déchirement. Meriem m’envoyait des lettres que je recevais au bureau. Je lui répondais avec rage et colère. Elle m’expliquait ses études, sa thèse qui avançait, ses déboires d’étudiante rebelle puis tout se dilua doucement. Les missives devinrent plus courtes, moins fréquentes. Et un jour, il n’y eut tout simplement plus de lettre. Mais j’ai quand même continué à attendre le car d’Alger à la gare, juste pour me faire mal, pendant des mois et des mois.
Écoute, je crois que c’est notre dernier rendez-vous à toi et moi, insiste pour le faire venir à notre table. Il viendra cette fois…
Bonjour, monsieur. Vous avez l’air d’avoir des origines latines, rien de surprenant à cela, dans cette ville qui s’est donnée à tous les marins du monde depuis la nuit des temps. Vous enseignez ? Non. Eh ! Moussa, une autre bouteille et des olives s’il te plaît ! Comment ? Ce monsieur est sourd et muet ? Notre invité ne parle aucune langue ?! C’est vrai ? Il lit sur les lèvres… Vous savez lire au moins ! Mon jeune ami a un livre où personne n’écoute personne. Cela devrait vous plaire. Ça devrait être plus intéressant que vos coupures de journaux en tout cas.
Ça s’appelle comment, une histoire qui regroupe autour d’une table un serveur kabyle à carrure de géant, un sourd-muet apparemment tuberculeux, un jeune universitaire à l’œil sceptique et un vieux buveur de vin qui n’a aucune preuve de ce qu’il avance ?
Introduction
Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud, est une réécriture innovante du roman L'Étranger d'Albert Camus. Ce dernier, raconté à travers les yeux du frère de l'Arabe tué par Meursault, met en lumière des thèmes de mémoire, d'identité et de justice dans le contexte post-colonial algérien. À travers cette inversion de perspectives, Daoud redonne voix à celui qui, dans le roman de Camus, n'en avait pas. L’ouvrage soulève des interrogations essentielles sur l’héritage colonial, la violence historique et la quête individuelle de sens. Dans ce commentaire composé, nous explorerons trois axes uniques qui reflètent la profondeur de l’œuvre et la critique sociale qu’elle véhicule :
La réécriture d'un meurtre : de l'effacement à la mémoire
L'identité, l'altérité et la quête de sens
La satire de la société algérienne post-coloniale à travers l’ironie et le symbolisme
I. La réécriture d'un meurtre : de l’effacement à la mémoire
Dans Meursault, contre-enquête, le meurtre de Moussa, un événement central de L'Étranger, est réécrit de manière poignante, non plus comme un acte anonyme commis par un étranger, mais comme un événement profondément humain et personnel. Daoud transforme l'innommé de Camus, celui de "l'Arabe", en une figure centrale de l’histoire. Moussa devient un être incarné, un frère perdu dans les méandres de l’oubli et de l’injustice historique. En donnant un nom à la victime, l’auteur critique l’effacement des peuples colonisés dans la littérature, mais aussi dans l’Histoire.
Le narrateur, Haroun, cherche à faire éclater la vérité autour de ce meurtre, dont l’absurdité de l’acte semble reléguer l’humain à l’arrière-plan. Ce désir de rétablir la mémoire de son frère s’ancre dans une critique acerbe de la société algérienne, qui, après l’indépendance, semble avoir effacé ou minimisé certaines figures, notamment celles des victimes de la violence coloniale et post-coloniale. En cela, Daoud nous pousse à réfléchir sur le poids de l'Histoire et son impact sur l’individu. La réécriture de l’événement par Haroun est aussi une rédemption narrative, où le silence imposé à l'Arabe de Camus devient une lutte pour la reconnaissance et la justice.
II. L'identité, l'altérité et la quête de sens
L’identité est un thème central dans le roman, abordée tant au niveau personnel qu’historique. Haroun, en quête de sens, est pris dans un tourbillon d’identités entrelacées : son identité de frère, son identité d’Algérien dans un pays post-colonial, et son identité en tant qu’individu face à l’oubli. Cette recherche de soi se fait par la confrontation à l’alterité : l’alterité du meurtrier, Meursault, mais aussi celle du monde occidental symbolisé par Meriem, l’étudiante qui cherche à comprendre l’histoire de Moussa à travers le prisme de la littérature française.
Le roman explore également l’impact du colonialisme sur l’identité collective. L'absence de nom de Moussa dans L'Étranger devient ici une métaphore de l'effacement systématique de l'individu colonisé dans la culture dominante. Ce manque de reconnaissance, tant dans la mémoire collective que dans la littérature, pousse Haroun à une quête de réconciliation avec son passé et avec la mort de son frère. Le personnage de Meriem, à travers ses lectures, incarne l’idéologie occidentale et la tentative de reconstruire l’Histoire à partir de perspectives étrangères. Toutefois, cette quête de sens chez Haroun est également marquée par un désenchantement face à un monde qui, selon lui, semble figé dans des fatalismes collectifs, que ce soit dans la société algérienne ou dans le monde occidental.
III. La satire de la société algérienne post-coloniale à travers l’ironie et le symbolisme
Kamel Daoud utilise l’ironie et le symbolisme pour critiquer la société algérienne post-coloniale. Haroun, dans son monologue, est une voix désillusionnée, dénonçant l’hypocrisie et la stagnation de la société algérienne après l’indépendance. À travers la description de son quotidien dans un Oran déchue, Daoud pointe les failles de cette société qui, tout en s'affirmant contre l’Occident, n’a pas su se reconstruire sur des bases solides et justes. La satire se manifeste notamment dans les relations humaines et familiales, souvent marquées par la violence, le déni et la résignation.
Le roman se fait aussi le miroir de l’absurdité de la société, où la quête de sens individuelle se heurte à des structures de pouvoir et de croyances qui semblent figées. Le narrateur trouve en Meursault un reflet de sa propre vie, un miroir déformant où l’individu est englouti par des forces extérieures : la religion, la politique et l’histoire. À travers ce parallèle avec L'Étranger, Daoud critique une société algérienne où l’individu semble toujours être un pantin entre les mains de forces supérieures, qu’elles soient religieuses ou politiques. Le roman, tout en rendant hommage à Camus, l'inverse en profondeur : Meursault devient un miroir de la tragédie post-coloniale algérienne, et l’histoire du meurtre prend un tour nouveau, celui d’une interrogation sur l’âme humaine et ses blessures cachées.
Conclusion
En somme, Meursault, contre-enquête est une œuvre littéraire qui redonne une voix à l’invisible, à l’effacé, et qui pose un regard profondément critique sur la société algérienne post-coloniale. À travers le récit de Haroun, Kamel Daoud interroge la mémoire, l’identité et la place de l’individu dans une Histoire qui semble l’ignorer. La réécriture du meurtre de Moussa, l’exploration de l’identité à travers l’altérité et la satire de la société algérienne sont autant de vecteurs pour dénoncer les injustices passées et présentes, tout en offrant un regard lucide et humaniste sur la condition de l’individu dans le monde moderne. Le roman de Daoud nous invite à ne pas oublier, à redonner un nom et une voix à ceux que l’histoire a effacés, et à reconnaître l'importance de la littérature comme outil pour rendre compte de la réalité humaine.