PRESSE (Droit polit.). On demande si la liberté de la presse est avantageuse ou préjudiciable à un état. La réponse n'est pas difficile. Il est de la plus grande importance de conserver cet usage dans tous les états fondés sur la liberté : je dis plus, les inconvénients de cette liberté sont si peu considérables vis-à-vis de ses avantages, que ce devrait être le droit commun de l'univers, et qu'il est à propos de l'autoriser dans tous les gouvernements.
Nous ne devons point appréhender de la liberté de la presse, les fâcheuses conséquences qui suivaient les discours des harangues d'Athènes et des tribuns de Rome. Un homme dans son cabinet lit un livre ou une satire tout seul et très froidement. Il n'est pas à craindre qu'il contracte les passions et l'enthousiasme d'autrui, ni qu'il soit entraîné hors de lui par la véhémence d'une déclamation. Quand même il y prendrait une disposition à la révolte, il n'a jamais sous la main d'occasion de faire éclater ses sentiments. La liberté de la presse ne peut donc, quelque abus qu'on en fasse, exciter des tumultes populaires. Quant aux murmures, et aux secrets mécontentements qu'elle peut faire naître, n'est-il pas avantageux que, n'éclatant qu'en paroles, elle avertisse à temps les magistrats d'y remédier ? Il faut convenir que partout le public a une très grande disposition à croire ce qui lui est rapporté au désavantage de ceux qui le gouvernent ; mais cette disposition est la même dans les pays de liberté et dans ceux de servitude. Un avis à l'oreille peut courir aussi vite, et produire d'aussi grands effets qu'une brochure. Cet avis même peut être également pernicieux dans les pays où les gens ne sont pas accoutumés à penser tout haut, et à discerner le vrai du faux, et cependant on ne doit pas s'embarrasser de pareils discours.
Enfin, rien ne peut tant multiplier les séditions et les libelles dans un pays où le gouvernement subsiste dans un état d'indépendance, que de défendre cette impression non autorisée, ou de donner à quelqu'un des pouvoirs illimités de punir tout ce qui lui déplaît ; de telles concessions de pouvoir dans un pays libre, deviendraient un attentat contre la liberté ; de sorte qu'on peut assurer que cette liberté serait perdue dans la Grande-Bretagne, par exemple, au moment que les tentatives de la gêne de la presse réussiraient ; aussi n'a-t-on garde d'établir cette espèce d'inquisition.
Louis de Jaucourt - Encyclopédie
Commentaire composé : L'article « Presse » de Louis de Jaucourt
Introduction :
Louis de Jaucourt (1704-1779), encyclopédiste et philosophe des Lumières, rédige dans l'Encyclopédie un article intitulé « Presse » dans lequel il défend vigoureusement la liberté de la presse comme un droit fondamental pour les sociétés libres. À une époque où la censure et les restrictions sur la liberté d'expression étaient fréquentes, Jaucourt utilise ce texte pour plaider en faveur de la presse libre, en soulignant que ses avantages l’emportent largement sur ses inconvénients. Ce texte se situe ainsi dans un registre épidictique, visant non seulement à définir ce qu’est la presse, mais aussi à en défendre le rôle essentiel dans le maintien de la liberté et de la justice. Nous montrerons comment, dans cet article, Jaucourt présente la liberté de la presse comme une garantie de liberté politique et un rempart contre l’abus de pouvoir, tout en démontrant que les craintes relatives à ses dangers sont largement exagérées.
Dans la première partie de l'article, Jaucourt affirme que la liberté de la presse est « de la plus grande importance » pour les états fondés sur la liberté. Pour lui, il est essentiel de conserver cet usage dans tous les pays qui prétendent à la liberté politique. Il souligne que, loin d’être un privilège ou une exception, la liberté de la presse devrait être un « droit commun » dans l’ensemble des gouvernements. Cette déclaration pose la presse comme un pilier central de la démocratie et de la liberté, se liant ainsi à la conception des Lumières, qui prônait l’émancipation de l’individu par la raison et la critique de l’autorité. La presse, en offrant aux citoyens une plateforme d’expression libre, permet de diffuser les idées, de questionner le pouvoir et de lutter contre les injustices. Jaucourt va plus loin en suggérant que les inconvénients de cette liberté sont « si peu considérables » en comparaison des bienfaits qu’elle procure. Il réfute ainsi l’idée selon laquelle la presse libre serait nuisible à l’ordre public, insistant sur les bénéfices sociaux et politiques de cette liberté.
Dans la suite de son raisonnement, Jaucourt se fait l’avocat d’une vision pragmatique et mesurée de la presse libre. Il réfute l’argument classique, souvent utilisé par les adversaires de la liberté d’expression, selon lequel une presse libre pourrait engendrer des troubles populaires et des révoltes. Selon lui, la liberté de la presse ne comporte aucun danger immédiat pour l’ordre public, car, contrairement aux harangues des orateurs antiques, un individu lisant un livre ou une satire est isolé dans son propre espace privé et n’est pas susceptible d’être entraîné dans un mouvement de masse. « Un homme dans son cabinet lit un livre ou une satire tout seul et très froidement », écrit Jaucourt, soulignant que le lecteur n’est pas soumis à la même pression collective que l’orateur ou le public lors de discours enflammés. L’argument de Jaucourt repose ici sur une distinction essentielle : la presse, loin d’exciter les foules comme le faisaient les tribuns, offre un espace de réflexion personnelle, ce qui diminue les risques de violences ou de soulèvements. Ainsi, il désamorce l’argument selon lequel la liberté de la presse serait un danger pour la stabilité d’un État, en la présentant comme un moyen d’expression intellectuelle mesurée et non comme un moteur de la révolte aveugle.
Jaucourt va plus loin en affirmant que même si la presse peut susciter des mécontentements, elle joue un rôle bénéfique en alertant les autorités sur des malaises ou des injustices potentielles dans la société. Les « murmures » et les « secrets mécontentements » que la presse peut faire naître sont pour lui des avertissements précieux, permettant aux magistrats et aux responsables politiques de prendre les mesures nécessaires avant que ces mécontentements n’éclatent. Loin d’être nuisible, la presse sert donc de thermomètre social, indiquant les tensions et les insatisfactions présentes dans la société. Dans cette perspective, elle devient un outil de régulation sociale et politique, contribuant à prévenir des conflits et à maintenir un équilibre dans la société. En ce sens, Jaucourt défend l’idée que la presse libre est un instrument de gouvernance responsable, capable de soutenir la stabilité d’un État en le tenant informé des désirs et des préoccupations du peuple.
Enfin, Jaucourt dénonce vigoureusement les tentatives de restreindre la liberté de la presse par des gouvernements qui cherchent à museler la contestation. Il met en garde contre les dangers de donner à un individu ou à une autorité des pouvoirs excessifs pour punir les discours qui leur déplaisent. Selon lui, de telles mesures conduiraient à une forme de censure autoritaire, incompatible avec les principes de la liberté. Il évoque l'exemple de la Grande-Bretagne, où toute tentative de restreindre la presse serait une attaque contre la liberté elle-même. La défense de la presse libre se double ici d’une critique de l'absolutisme et du pouvoir autoritaire. Jaucourt place donc la liberté de la presse en opposition directe avec l’oppression politique, en soulignant que c’est la possibilité de s’exprimer librement qui protège la démocratie contre les dérives tyranniques.
Conclusion :
Dans cet article de l'Encyclopédie, Louis de Jaucourt défend la presse libre comme un fondement de la liberté politique et sociale. Loin d’être un danger pour l'ordre public, la presse est présentée comme un moyen de réflexion personnelle, de vigilance sociale et de régulation politique. En offrant une plateforme d’expression et de critique, elle permet aux citoyens de s’exprimer et aux gouvernants de prendre conscience des désirs et mécontentements populaires. Ce texte s’inscrit dans la vision des Lumières d’un homme éclairé et rationnel, capable de discerner les vérités au-delà des apparences et de faire entendre sa voix contre l’injustice. Par sa position en faveur de la liberté de la presse, Jaucourt affirme que cette liberté est non seulement un droit fondamental, mais aussi un rempart contre l’abus de pouvoir et un garant de la stabilité démocratique.