Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Introduction
Le poème "Spleen - LXXVIII" est l'un des poèmes les plus sombres de la section Spleen et idéal de Les Fleurs du mal, publiées en 1857. Il illustre l’angoisse, la souffrance et le sentiment d’enfermement du poète, pris au piège de son spleen. Ce dernier poème des quatre spleens est particulièrement marqué par une atmosphère de désespoir, une sensation d'oppression extrême, où le poète est à la fois victime et spectateur de sa propre douleur psychologique. Il met en scène un paysage intérieur sombre, où tout est perçu comme une prison et où le temps semble suspendu.
I. Un ciel lourd et une atmosphère oppressante
Le poème commence par une image puissante de la nature qui reflète l’état intérieur du poète : "Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis." Le ciel est ici comparé à un "couvercle", une image forte qui suggère une pression écrasante, comme si le monde entier était suspendu au-dessus du poète, l’empêchant de respirer, de se libérer. Le ciel bas et lourd renvoie à une ambiance morose, une atmosphère pesante, propice à l’ennui et à l’isolement. L’esprit du poète est "gémissant", une douleur muette, passive, qui traduit un mal-être profond. La métaphore du "couvercle" et du "poids" symbolise l'absence de solutions, l’impossibilité de s’échapper.
L’idée que le jour soit "plus triste que les nuits" renforce le sentiment de désespoir. Le jour, traditionnellement source de lumière et d’espoir, devient ici plus oppressant que la nuit, symbolisant le vide et la souffrance incessante.
II. L’isolement et la métamorphose de la terre
La deuxième strophe introduit une métaphore de la terre comme étant "changée en un cachot humide", une prison étouffante où l’espoir est pratiquement inexistant. La terre, normalement associée à la vie et à la croissance, devient ici un lieu de confinement et de souffrance. L’image de l’Espérance comme une "chauve-souris" battant contre les murs suggère un espoir frêle et désespéré, une volonté d’évasion qui se heurte continuellement à l'impossibilité de s'en sortir. La chauve-souris, symbole d’obscurité, accentue cette idée de l’impossibilité d’échapper à l’emprisonnement de la psyché.
III. L’omniprésence de la pluie et des araignées
La pluie, dans ce poème, n’est pas une bénédiction, mais une "immense traînée", une malédiction qui étend ses filets. "La pluie étalant ses immenses traînées / D'une vaste prison imite les barreaux." Cette image évoque l'idée de prison, de barreaux, où l’eau qui tombe représente un enchaînement constant, une oppression sans fin. Les araignées, symboles de l’angoisse et de la souffrance, viennent tisser leurs toiles dans l’esprit du poète. Elles sont "infâmes" et "muettes", suggérant une souffrance persistante et silencieuse, un mal-être qui envahit peu à peu tous les recoins de l'âme du poète.
IV. L’irruption de l’horreur : cloches et corbillards
La scène suivante est marquée par l’irruption du bruit et de l’horreur : "Des cloches tout à coup sautent avec furie / Et lancent vers le ciel un affreux hurlement." Les cloches, traditionnellement associées à la sonnerie des événements joyeux ou solennels, sont ici détournées pour exprimer un cri de souffrance et de détresse. Leur "affreux hurlement" suggère une rupture avec la normalité et l’horreur de l’instant. Le poète entend ces bruits comme "des esprits errants et sans patrie / Qui se mettent à geindre opiniâtrement", des esprits perdus dans la souffrance, sans repères, sans solution. Il est comme pris dans une spirale où la souffrance n’en finit pas.
Les "longs corbillards, sans tambours ni musique" défilent dans l’âme du poète, ajoutant une dimension de lente agonie. Les corbillards, symboles de la mort, sont ici décrits sans la solennité habituelle des cortèges funéraires, ce qui renforce l’aspect mécanique et inéluctable de la souffrance. L’absence de musique et de tambours signale la tristesse sans soulagement.
V. L’agonie de l’âme sous l’Angoisse
Enfin, l’âme du poète est marquée par l’envahissement de l’angoisse : "l'Angoisse atroce, despotique, / Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir." L’angoisse prend ici une forme presque tyrannique, symbolisée par un drapeau noir planté sur le crâne du poète. Cette image suggère non seulement la souffrance mentale mais aussi une domination totale de l’esprit du poète par cette douleur. L'angoisse devient une entité tyrannique qui écrase l’individu, ne lui laissant aucun espoir de répit.
Conclusion
Dans Spleen - LXXVIII, Baudelaire dépeint une vision dévastatrice du monde intérieur du poète, marqué par un spleen profond et total. Le poème est une plongée dans l’angoisse existentielle, où l’impossibilité de trouver une issue se reflète dans des images de souffrance, de solitude et de dégradation. L’atmosphère est pesante, oppressante, et chaque image — qu’il s’agisse du ciel, de la terre, des araignées, ou des cloches — accentue ce sentiment de confinement et de dénuement. Le poème conclut sur l’image d’une angoisse dévorante, la présence de la souffrance étant constante et irrémédiable. C’est un des poèmes les plus marquants du recueil, illustrant parfaitement le thème du spleen baudelairien et l'incapacité du poète à échapper à son mal-être intérieur.