C’était une vraie tempête. Sur ces hauteurs, au milieu de ces espaces largement ouverts, la neige fine tournoyait, semblait soufflée à la fois des quatre points du ciel. On ne voyait pas à dix pas, tout se noyait dans cette poussière volante. Le quartier avait disparu, le boulevard paraissait mort, comme si la rafale venait de jeter le silence de son drap blanc sur les hoquets des derniers ivrognes. Gervaise, péniblement, allait toujours, aveuglée, perdue. Elle touchait les arbres pour se retrouver. À mesure qu’elle avançait, les becs de gaz sortaient de la pâleur de l’air, pareils à des torches éteintes. Puis, tout d’un coup, lorsqu’elle traversait un carrefour, ces lueurs elles-mêmes manquaient ; elle était prise et roulée dans un tourbillon blafard, sans distinguer rien qui pût la guider. Sous elle, le sol fuyait, d’une blancheur vague. Des murs gris l’enfermaient. Et, quand elle s’arrêtait, hésitante, tournant la tête, elle devinait, derrière ce voile de glace, l’immensité des avenues, les files interminables des becs de gaz, tout cet infini noir et désert de Paris endormi.
Elle était là, à la rencontre du boulevard extérieur et des boulevards de Magenta et d’Ornano, rêvant de se coucher par terre, lorsqu’elle entendit un bruit de pas. Elle courut, mais la neige lui bouchait les yeux, et les pas s’éloignaient, sans qu’elle pût saisir s’ils allaient à droite ou à gauche. Enfin elle aperçut les larges épaules d’un homme, une tache sombre et dansante, s’enfonçant dans un brouillard. Oh ! celui-là, elle le voulait, elle ne le lâcherait pas ! Et elle courut plus fort, elle l’atteignit, le prit par la blouse.
— Monsieur, monsieur, écoutez donc…
L’homme se tourna. C’était Goujet.
Voilà qu’elle raccrochait la Gueule-d’Or, maintenant ! Mais qu’avait-elle donc fait au bon Dieu, pour être ainsi torturée jusqu’à la fin ? C’était le dernier coup, se jeter dans les jambes du forgeron, être vue par lui au rang des roulures de barrière, blême et suppliante. Et ça se passait sous un bec de gaz, elle apercevait son ombre difforme qui avait l’air de rigoler sur la neige, comme une vraie caricature. On aurait dit une femme soûle. Mon Dieu ! ne pas avoir une fichette de pain, ni une goutte de vin dans le corps, et être prise pour une femme soûle ! C’était sa faute, pourquoi se soûlait-elle ? Bien sûr, Goujet croyait qu’elle avait bu et qu’elle faisait une sale noce.
Goujet, cependant, la regardait, tandis que la neige effeuillait des pâquerettes dans sa belle barbe jaune. Puis, comme elle baissait la tête en reculant, il la retint.
— Venez, dit-il.
Emile Zola - L'assommoir
Dans cet extrait du chapitre XII de L’Assommoir d’Émile Zola, la trajectoire de Gervaise atteint son paroxysme tragique. Errant dans un Paris hivernal et hostile, l’héroïne est prise dans un tourbillon de désespoir et de solitude. Cette scène, dominée par l’obscurité et la neige, cristallise la perte totale de repères, symbolique de sa déchéance morale, physique et sociale. La rencontre avec Goujet, personnage ambigu entre la compassion et le jugement, ouvre une parenthèse dramatique empreinte d’incertitude et de tension narrative.
L’atmosphère décrite par Zola est celle d’une tempête à la fois physique et intérieure. La neige, omniprésente, incarne à la fois la dureté du milieu et l’effacement progressif de Gervaise. Les éléments naturels deviennent hostiles :
Un espace étouffant : Les "hauteurs" et les "espaces largement ouverts" paradoxalement oppressent l’héroïne, tandis que "tout se noyait dans cette poussière volante".
Une perte de repères : Le "tourbillon blafard" et les "murs gris" enferment Gervaise dans un univers clos et désorientant, reflet de son état mental.
Cette errance à travers un Paris silencieux et désert fait écho à son isolement, amplifié par la froideur indifférente des becs de gaz, qui symbolisent une lumière éteinte, une société insensible.
L’arrivée de Goujet marque un point d’inflexion dans la scène, oscillant entre la possibilité d’un répit et le renforcement du désespoir.
Une tension dramatique forte : Gervaise, en courant après cette "tache sombre et dansante", manifeste un dernier sursaut de survie, une tentative désespérée d’interaction humaine. Sa suppliance ("Monsieur, monsieur, écoutez donc…") met en lumière son humiliation extrême.
L’ambiguïté du regard de Goujet : Si le personnage incarne encore un certain espoir par sa bienveillance ("Il la retint. — Venez, dit-il"), il est aussi un témoin de la dégradation irréversible de Gervaise.
Le contraste entre la compassion de Goujet et l’image que Gervaise se fait d’elle-même (son "ombre difforme" et "une vraie caricature") renforce l’ironie tragique de cette scène.
Cet extrait est également chargé de symboles reflétant les thèmes majeurs du roman :
La neige : Elle représente à la fois la pureté inaccessible et la dureté du destin qui accable Gervaise.
Le regard social : L’héroïne ressent intensément le jugement implicite de Goujet, imaginant qu’il la considère comme une "femme soûle". Cette perception illustre la manière dont la société condamne les plus démunis, même dans leurs moments de détresse extrême.
Le croisement des boulevards : Lieu de passage et de choix, ce carrefour devient le symbole du point de non-retour dans la déchéance de Gervaise.
Ce passage de L’Assommoir conjugue le naturalisme de Zola avec une intensité dramatique poignante. À travers la description de l’errance de Gervaise et sa rencontre avec Goujet, l’auteur dépeint un Paris impitoyable, métaphore d’une société indifférente et injuste. Cette scène, oscillant entre espoir et fatalité, annonce la fin tragique de l’héroïne, tout en offrant une réflexion sur l’inéluctabilité de la misère humaine et sociale.