Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir ni connaître les causes qui les font mouvoir, sans même songer qu'il y en ait. Le philosophe au contraire démêle les causes autant qu'il est en lui, et souvent même les prévient, et se livre à elles avec connaissance : c'est une horloge qui se monte, pour ainsi dire, quelquefois elle-même. Ainsi il évite les objets qui peuvent lui causer des sentiments qui ne conviennent ni au bien-être, ni à l'être raisonnable, et cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l'état où il se trouve. La raison est à l'égard du philosophe ce que la grâce est à l'égard du chrétien. La grâce détermine le chrétien à agir; la raison détermine le philosophe.
Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que les actions qu'ils font soient précédées de la réflexion : ce sont des hommes qui marchent dans les ténèbres; au lieu que le philosophe, dans ses passions mêmes, n'agit qu'après la réflexion; il marche la nuit, mais il est précédé d'un flambeau.
La vérité n'est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu'il croie trouver partout ; il se contente de la pouvoir démêler où il peut l'apercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblance ce qui n'est que vraisemblance. Il fait plus, et c'est ici une grande perfection du philosophe, c'est que lorsqu'il n'a point de motif pour juger, il sait demeurer indéterminé [...]
L'esprit philosophique est donc un esprit d'observation et de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes ; mais ce n'est pas l'esprit seul que le philosophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins.
L'homme n'est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer ou dans le fond d'une forêt : les seules nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire et dans quelqu'état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l'engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de lui qu'il connaisse, qu'il étudie, et qu'il travaille à acquérir les qualités sociables.
Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde ; il ne croit point être en pays ennemi; il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre; il veut trouver du plaisir avec les autres; et pour en trouver, il faut en faire ainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre et il trouve en même temps ce qui lui convient : c'est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile […]
Le vrai philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison, et qui joint à un esprit de réflexion et de justesse les mœurs et les qualités sociales. Entez un souverain sur un philosophe d’une telle trempe, et vous aurez un souverain parfait.
César Chesneau Dumarsais - Article de L'Encyclopédie
Commentaire composé : L'article « Le Philosophe » de César Chesneau Dumarsais
Introduction :
César Chesneau Dumarsais (1676-1756) est un grammairien et un intellectuel des Lumières, connu pour ses travaux sur la rhétorique et les figures de style, ainsi que pour son rôle dans la rédaction de l'Encyclopédie dirigée par Diderot et d'Alembert. Dans cet ouvrage fondamental de l'époque des Lumières, Dumarsais rédige l'article intitulé « Le Philosophe », dans lequel il défend une conception particulière de la philosophie et du rôle du philosophe dans la société. Cet article n'est pas simplement une définition technique, mais un texte argumentatif qui cherche à défendre une vision idéalisée du philosophe, comme être éclairé, rationnel et profondément humain. À travers cet article, Dumarsais expose les qualités du philosophe tout en le distinguant des « autres hommes » qui agissent sous l'influence des passions et de l'ignorance. Ce texte peut être vu comme une réflexion sur la manière dont la raison et la vertu doivent guider l'action humaine. Nous verrons ainsi comment, à travers une série de définitions et de comparaisons, Dumarsais propose une vision de la philosophie qui lie raison, morale et sociabilité.
Dans la première partie de l'article, Dumarsais commence par une distinction fondamentale entre les « autres hommes » et le philosophe. Tandis que les autres hommes sont présentés comme agissant sans réflexion préalable, sous l’influence de leurs passions et sans chercher à connaître les causes de leurs actions, le philosophe, lui, agit de manière consciente et réfléchie. L’image du philosophe, « une horloge qui se monte », évoque un être parfaitement maîtrisé, régi par la raison, et capable de comprendre et d’anticiper les causes de ses actions. Cette idée est renforcée par la comparaison entre la raison du philosophe et la grâce chrétienne, en tant que force qui guide ses actions. Le philosophe ne se laisse donc pas guider par ses désirs ou ses passions, mais cherche à comprendre les véritables causes des phénomènes, et à agir en accord avec la vérité, la morale et la raison.
Le texte suggère que la véritable liberté humaine repose dans cette capacité à réfléchir avant d’agir. Ainsi, Dumarsais ne se contente pas de définir un philosophe comme un être sage, mais comme un individu éclairé qui est capable de discerner la vérité et d’agir selon elle. L’opposition entre l’agir des autres hommes, « emportés par leurs passions », et l’action du philosophe, guidée par la raison, souligne l’idéale de l’humanité des Lumières, où la raison éclaire l’obscurité des passions et de l’ignorance.
Dans un deuxième temps, Dumarsais poursuit son argumentation en introduisant la question de la vérité. Pour le philosophe, la vérité n’est pas une illusion ou une simple vraisemblance : il sait faire la distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faux. Ce qui est important ici, c’est que le philosophe ne s’illusionne pas sur la vérité ; il l’observe, l’analyse et ne la prend pas pour ce qu’elle n’est pas. Dumarsais insiste particulièrement sur l’importance de la réflexion et de l’indétermination. Le philosophe, lorsqu’il n’a pas de certitude, sait « demeurer indéterminé », une capacité essentielle à l’époque des Lumières, où l’on cherche à distinguer ce qui relève de la croyance aveugle et de ce qui est rationnellement justifiable. Cette notion d’indétermination est un aspect clé de l’éthique philosophique : il s’agit de ne pas faire de jugement hâtif, de ne pas se laisser emporter par la précipitation, mais d’accepter de suspendre son jugement lorsque les preuves manquent.
Ce passage de l’article peut également être vu comme une critique de la société de l’époque, qui se laissait souvent entraîner par des opinions populaires ou des dogmes infondés. En insistant sur cette capacité à douter, Dumarsais invite à une attitude critique et nuancée face aux idées reçues, encourageant ainsi le lecteur à adopter une approche rationnelle et distanciée des vérités établies.
La dernière partie de l’article élargit la réflexion en soulignant l’importance de la sociabilité dans la vie du philosophe. Dumarsais insiste sur le fait que l’homme, même philosophe, ne peut vivre isolé : il doit vivre en société et cultiver des qualités sociables. Contrairement à l’image du philosophe solitaire souvent associée à une quête intérieure, Dumarsais présente un philosophe qui recherche l’harmonie avec les autres, en cherchant à « convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre ». La sociabilité est donc un aspect fondamental de la philosophie pour Dumarsais, car la raison ne doit pas se limiter à l’introspection, mais doit s’ouvrir à la vie sociale et à la coopération.
Le philosophe, en ce sens, n’est pas un être renfermé, mais un homme qui s’efforce de concilier son idéal de sagesse avec les exigences de la vie sociale. Il n’est pas un "exilé" du monde, mais un « honnête homme » qui, tout en étant guidé par la raison, cherche à faire plaisir et à se rendre utile aux autres. Dumarsais met ici en lumière une vision du philosophe profondément humaniste, qui, loin d’être détaché de la réalité, cherche à participer à la vie collective tout en restant fidèle à ses principes.
Conclusion :
À travers cet article de l'Encyclopédie, Dumarsais propose une vision du philosophe qui dépasse le simple rôle d’un penseur solitaire et abstrait. Le philosophe, pour lui, est avant tout un être rationnel, éclairé par la raison et capable de discerner la vérité des apparences. Il se distingue des autres hommes par sa réflexion constante et son souci de la vérité, mais il est également un être social, engagé dans les interactions humaines et soucieux de la vie en société. Cette conception du philosophe comme un homme de raison et de sociabilité reflète pleinement l’idéal des Lumières : un individu capable de penser par lui-même, de distinguer le vrai du faux, tout en étant ouvert aux autres et utile à la société. Dumarsais fait ainsi du philosophe le modèle même de l'homme éclairé, à la fois sage et sociable, et lui confère un rôle de guide moral et intellectuel dans la société.