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AGATHE. – Je suis jolie et il est laid. Je suis jeune et il est vieux. J’ai de l’esprit et il est bête. J’ai une âme et il n’en a pas. Et c’est lui qui a tout. En tout cas il m’a. Et c’est moi qui n’ai rien. En tout cas, je l’ai. Et jusqu’à ce matin, moi qui donnais tout, c’est moi qui devais paraître comblée. Pourquoi ?… Je lui cire ses chaussures. Pourquoi ?… Je lui brosse ses pellicules. Pourquoi ?… Je lui filtre son café. Pourquoi ? Alors que la vérité serait que je l’empoisonne, que je frotte son col de poix et de cendre. Les souliers encore, je comprends. Je crachais sur eux. Je crachais sur toi. Mais c’est fini, c’est fini… Salut, ô vérité. Électre m’a donné son courage. C’est fait, c’est fait. J’aime autant mourir !
LE MENDIANT. – Elles chantent bien, les épouses.
LE PRÉSIDENT. – Qui est-ce ?
ÉLECTRE. – Écoute, mère ! Écoute-toi ! C’est toi qui parles !
AGATHE. – Qui est-ce ? Ils croient, tous ces maris, que ce n’est qu’une personne !
LE PRÉSIDENT. – Des amants ? Tu as des amants ?
AGATHE. – Ils croient que nous ne les trompons qu’avec des amants. Avec les amants aussi, sûrement… Nous vous trompons avec tout. Quand ma main glisse, au réveil, et machinalement tâte le bois du lit, c’est mon premier adultère. Employons-le, pour une fois, ton mot adultère. Que je l’ai caressé, ce bois, en te tournant le dos, durant mes insomnies ! C’est de l’olivier. Quel grain doux ! Quel nom charmant ! Quand j’entends le mot olivier dans la rue, j’en ai un sursaut. J’entends le nom de mon amant ! Et mon second adultère, c’est quand mes yeux s’ouvrent et voient le jour à travers la persienne. Et mon troisième, c’est quand mon pied touche l’eau du bain, c’est quand j’y plonge. Je te trompe avec mon doigt, avec mes yeux, avec la plante de mes pieds. Quand je te regarde, je te trompe. Quand je t’écoute, quand je feins de t’admirer à ton tribunal, je te trompe. Tue les oliviers, tue les pigeons, les enfants de cinq ans, fillettes et garçons, et l’eau, et la terre, et le feu ! Tue ce mendiant. Tu es trompé par eux.
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Electre - Jean Giraudoux - ACTE II, Scène 6 (extrait)
À la fin de l'année 1936, Jean Giraudoux compose Électre, une pièce qui, tout en s'inscrivant dans la tradition des grands mythes antiques, se distingue par sa vision originale de la vengeance et de la vérité. Représentée pour la première fois à Paris en 1937, la pièce dépeint des personnages en quête de justice, mais au lieu de poursuivre une vengeance aveugle, ils cherchent à découvrir la vérité sur leur existence. L’acte II, scène 6, tout en introduisant une parenthèse comique, propose également un plaidoyer subtil sur la condition humaine, l'amour et la trahison.
Dans cette scène, Agathe exprime une révolte intérieure mêlée à une profonde désillusion. Son monologue, en apparence superficiel et comique, révèle pourtant une réflexion amère sur les inégalités et les frustrations liées à son statut d'épouse et de femme. Elle commence par une série de comparaisons où elle se positionne comme la figure positive (la jeunesse, la beauté, l'esprit), tandis que son mari, le Président, incarne la vieillesse, la laideur, l'ignorance et le manque d'âme. Cependant, malgré cet écart, c'est lui qui possède tout, y compris Agathe elle-même. Cette dynamique crée une tension palpable, non seulement entre les deux personnages, mais aussi dans la manière dont Agathe perçoit sa place dans cette relation.
L'ironie de son propos réside dans la contradiction entre ce qu'elle devrait ressentir (la complétude, le bonheur dans son sacrifice) et ce qu'elle éprouve réellement : un désir de vengeance et de révolte. La répétition de la question "Pourquoi ?" dans son monologue montre son incompréhension face à son propre rôle. Elle se sent piégée dans une existence qui semble la nier, la réduire à un simple instrument de service : "Je lui cire ses chaussures. Pourquoi ? Je lui brosse ses pellicules. Pourquoi ? Je lui filtre son café. Pourquoi ?" C’est dans cette routine domestique que la vérité de sa frustration et de son désir de rébellion éclate.
Agathe avoue ensuite sa volonté de renverser l’ordre établi, en imaginant des actions violentes, comme empoisonner son mari ou lui frotter son col de poix et de cendre. Cela marque un point de rupture, un désir de justice radicale, voire de destruction. Le choix des actions (empoisonner, frotter du poison) symbolise la volonté de s’échapper d’une position d’infériorité et de souffrance. Cependant, à travers cette exagération, Giraudoux montre la complexité de ses émotions. Agathe oscille entre l'acceptation de sa condition et le désir de la détruire.
Le monologue atteint son paroxysme quand Agathe, poussée par un mélange de haine et de désespoir, affirme qu’elle préférerait mourir. Elle évoque la fin de son sacrifice en disant "C’est fait, c’est fait. J’aime autant mourir !" Ce cri désespéré souligne l’impossibilité de sortir de cette spirale de soumission, de trahison et de souffrance. Cependant, cette tragédie est contrebalancée par une étrange libération qu'elle semble éprouver en se libérant de la prétendue illusion de sa complétude.
Dans ce contexte de souffrance, le mendiant intervient avec son commentaire détaché et apparemment anodin : "Elles chantent bien, les épouses." Ce contraste entre la gravité d'Agathe et l’indifférence du mendiant renforce l'absurdité et la futilité des tentatives de révolte d'Agathe. Le mendiant devient ainsi une sorte de miroir comique, un observateur extérieur qui semble réduire toute cette tragédie à une simple chanson, une forme de diversion face à la réalité.
Le Président, totalement hors de l’introspection d'Agathe, représente la figure d’autorité aveugle à la vérité cachée dans les silences et les révoltes des femmes. L’ironie de la situation réside dans le fait qu'Agathe, bien qu’en pleine crise, utilise des métaphores et des termes plus directs, tels que "adultère", pour signifier son rejet d’une relation maritale qu’elle perçoit comme une trahison constante.
La scène 6 de l’acte II de Électre met en lumière non seulement la souffrance individuelle d'Agathe mais aussi une critique sociale sur la position de la femme dans la société patriarcale. En dépeignant une femme qui se sent accablée par son sacrifice incessant, Jean Giraudoux interroge les rapports de pouvoir au sein du couple et les inégalités entre les sexes. À travers ce mélange de comédie et de tragédie, il met en lumière la complexité de la condition humaine, où la recherche de la vérité, de l'amour et de la justice se heurte souvent à la réalité du pouvoir et de la soumission.