ACTE IV
Scène 1
FIGARO, SUZANNE
FIGARO, la tenant à bras-le-corps.
Eh bien ! amour, es-tu contente ? Elle a converti son docteur, cette fine lampe dorée de ma mère ! Malgré sa répugnance, il l'épouse, et ton bourru d'oncle est bridé ; il n'y à que Monseigneur qui rage, car enfin notre hymen va devenir le prix du leur. Ris donc un peu de ce bon résultat.
SUZANNE.
As-tu rien vu de plus étrange ?
FIGARO.
Ou plutôt d'aussi gai. Nous ne voulions qu'une dot arrachée à l'Excellence ; en voilà deux dans nos mains, qui ne sortent pas des siennes. Une rivale acharnée te poursuivait ; j'étais tourmenté par une ride ; tout cela s'est changé, pour nous, dans la plus bonne des mères. Hier, j'étais comme seul au monde, et voilà que j'ai tous mes parents ; pas si magnifiques, il est vrai, que je me les étais galonnés ; mais assez bien pour nous, qui n'avons pas la vanité des riches.
SUZANNE.
Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n'est pourtant arrivée !
FIGARO.
Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite. Ainsi va le monde ; on travaille, on projette, on arrange d'un côté ; la fortune accomplit de l'autre : et depuis l'affamé conquérant qui voudrait avaler la terre, jusqu'au paisible aveugle qui se laisse mener par son chien, tous sont le jouet de ses caprices ; encore l'aveugle au chien est-il souvent mieux conduit, moins trompé dans ses vues que l'autre aveugle avec son entourage. - Pour cet aimable aveugle qu'on nomme Amour...
(Il la reprend tendrement à bras-le-corps.)
SUZANNE.
Ah ! C'est le seul qui m'intéresse !
FIGARO. Permets donc que, prenant l'emploi de la Folie, je sois le bon chien qui le mène à ta jolie mignonne porte ; et nous voilà logés pour la vie.
SUZANNE, riant.
L'Amour et toi ?
FIGARO.
Moi et l'Amour.
SUZANNE.
Et vous ne chercherez pas d'autre gîte ?
FIGARO.
Si tu m'y prends, je veux bien que mille millions de galants...
SUZANNE.
Tu vas exagérer : dis ta bonne vérité.
FIGARO.
Ma vérité la plus vraie !
SUZANNE.
Fi donc, vilain ! en a-t-on plusieurs ?
FIGARO.
Oh ! que oui. Depuis qu'on a remarqué qu'avec le temps vieilles folies deviennent sagesse, et qu'anciens petits mensonges assez mal plantés ont produit de grosses, grosses vérités, on en a de mille espèces. Et celles qu'on sait, sans oser les divulguer : car toute vérité n'est pas bonne à dire ; et celles qu'on vante, sans y ajouter foi : car toute vérité n'est pas bonne à croire ; et les serments passionnés, les menaces des mères, les protestations des buveurs, les promesses des gens en place, le dernier mot de nos marchands, cela ne finit pas. Il n'y a que mon amour pour Suzon qui soit une vérité de bon aloi.
SUZANNE.
J'aime ta joie, parce qu'elle est folle ; elle annonce que tu es heureux. Parlons du rendez-vous du Comte.
FIGARO.
Ou plutôt n'en parlons jamais ; il a failli me coûter Suzanne.
SUZANNE.
Tu ne veux donc plus qu'il ait lieu ?
FIGARO.
Si vous m'aimez, Suzon, votre parole d'honneur sur ce point : qu'il s'y morfonde ; et c'est sa punition.
SUZANNE.
Il m'en a plus coûté de l'accorder que je n'ai de peine à le rompre : il n'en sera plus question.
FIGARO.
Ta bonne vérité ?
SUZANNE.
Je ne suis pas comme vous autres savants, moi ! je n'en ai qu'une. _
FIGARO.
Et tu m'aimeras un peu ?
SUZANNE.
Beaucoup.
FIGARO.
Ce n'est guère.
SUZANNE.
Et Comment ?
FIGARO.
En fait d'amour, vois-tu, trop n'est même pas assez.
SUZANNE.
Je n'entends pas toutes ces finesses, mais je n'aimerai que mon mari.
FIGARO.
Tiens parole, et tu feras une belle exception à l'usage.
(Il veut l'embrasser.)
Le Mariage de Figaro - Beaumarchais - Acte IV, scène 1
Introduction
Dans Le Mariage de Figaro, Beaumarchais met en scène une société en pleine mutation, où les personnages naviguent entre les caprices du destin et les jeux de pouvoir, tout en exposant les inégalités sociales et les relations de genre. À la fin de l'Acte II, tous les obstacles au mariage de Suzanne et Figaro semblent levés, sauf un : le Comte. Dans l'Acte IV, Scène 1, cette dynamique prend une tournure intéressante. Alors que le mariage de Figaro et Suzanne semble proche, cette scène dévoile l’importance du hasard et de l'imprévu dans la vie des personnages, tout en annonçant des événements à venir dans la pièce. Cette scène est une illustration parfaite de la comédie de mœurs et des ambiguïtés qui sous-tendent les rapports sociaux et amoureux.
I. La comédie de mœurs : Le rôle du hasard et des caprices du destin
L’ironie du destin et du hasard
Dès le début de la scène, Figaro évoque l’intervention du hasard avec un ton léger et presque jubilatoire. Il se réjouit de la tournure imprévisible des événements : "Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite." Figaro exprime ainsi son admiration pour les caprices du destin qui ont bien souvent plus d’effet que les projets réfléchis. Ce discours renforce l’idée que, malgré tous les efforts que les personnages déploient pour organiser leur vie et leurs relations, ils restent les jouets d’une force incontrôlable. L’influence du hasard est omniprésente dans la pièce, et cette scène en est un exemple frappant. Les personnages, et en particulier Figaro, ne maîtrisent pas totalement leur destin, et l’ironie de leur situation réside dans le contraste entre leurs efforts et la façon dont les événements se déroulent malgré eux.
Les jeux de pouvoir et de manipulation
En évoquant le Comte, Figaro met en lumière les enjeux sociaux et la manipulation qui façonnent les relations dans la pièce. Le Comte est vu comme un personnage qui exerce une autorité, mais qui, tout en étant au sommet de la hiérarchie sociale, reste en proie aux caprices du destin. Le mariage de Suzanne et Figaro semble acquis, mais l’intervention du Comte (qui cherche à séduire Suzanne) introduit une forme de tension qui va faire évoluer la dynamique entre les personnages. Figaro, par ses remarques et ses gestes, révèle les manœuvres et manipulations qui caractérisent l’univers social et affectif de la pièce. Le mariage entre Suzanne et Figaro, bien qu'il semble être une réussite de la raison et de l'amour, doit encore affronter les intrigues et les ambitions des personnages supérieurs, comme le Comte.
II. Le couple Suzanne-Figaro : Une relation fondée sur l’amour et le jeu
Le jeu de l’amour et de la séduction
La scène met en avant la complicité et l’amour entre Figaro et Suzanne, mais également leur capacité à jouer de la séduction et de l’ironie. La manière dont Figaro et Suzanne échangent des propos légers et espiègles témoigne de leur relation intime et égalitaire. Ils se taquinent, se moquent l’un de l’autre, mais ces jeux de mots ne font que renforcer leur union. Par exemple, quand Figaro évoque l'idée de "l'amour et toi", Suzanne réplique immédiatement, soulignant qu’il s’agit là d’une relation fondée sur la complicité et la confiance mutuelle. La scène montre que, malgré les intrigues et les obstacles extérieurs, leur amour reste une force centrale et solidaire dans leur vie.
Les "bonnes vérités" et la double morale
À plusieurs reprises, Figaro joue sur les mots et les vérités de manière humoristique. Il déclare qu'il y a "mille espèces" de vérités, et qu'il n’y a que son amour pour Suzanne qui est "une vérité de bon aloi." Cette phrase met en évidence la distinction entre les différentes sortes de vérités : les vérités que l’on cache, celles que l’on dit sans y croire, et celles qui, bien que vraies, sont souvent mal interprétées ou non partagées. La double morale est également présente dans cette scène : Suzanne, tout en exprimant son amour pour Figaro, se prête au jeu de la dissimulation, surtout en ce qui concerne le rendez-vous avec le Comte, qu'elle préfère ignorer. Cette complicité entre les deux amants, où les faux-semblants et les petites cachotteries semblent faire partie de la règle, illustre parfaitement les normes sociales de l'époque, où l'apparence et la discrétion sont parfois plus importantes que la vérité brute.
Le mariage et l’égalité des sexes
Le dialogue entre Suzanne et Figaro soulève également des questions sur la place de la femme dans la société et la nature de l’institution du mariage. Suzanne, en affirmant qu’elle ne "voudra que son mari", semble remettre en question la position subordonnée des femmes dans le mariage, tout en affirmant une forme de liberté à travers l'amour qu’elle porte à Figaro. Elle se moque des conventions, et sa déclaration que le mariage devrait être fondé sur l'amour pur et la fidélité est une manière de revendiquer son égalité au sein de cette institution. En revanche, Figaro, dans ses propos, montre une vision plus pragmatique, soulignant qu’en matière d’amour, "trop n’est même pas assez". Ce jeu de répliques met en lumière la complexité des relations amoureuses et sociales, où l'idéal de l'amour romantique se heurte aux réalités de l’institution du mariage.
III. Le Comte et la remise en question de l'autorité masculine
Le Comte, figure de l’autorité déstabilisée
Le Comte, bien que maître de la maison, est une figure d’autorité déstabilisée, constamment remise en question par les personnages plus jeunes et plus intelligents comme Figaro et Suzanne. Sa tentative d’obtenir un rendez-vous avec Suzanne, qu’elle finit par rompre, expose sa position de pouvoir fragile et ses déboires amoureux. L'attitude de Suzanne vis-à-vis de lui montre qu'elle est loin de se soumettre à sa volonté et que son pouvoir n’a plus l’autorité qu’il avait au début de la pièce. Ce renversement des rôles et de l’autorité est un élément central de la comédie de Beaumarchais, qui critique l'aristocratie et les rapports de domination.
La "punition" du Comte
Suzanne, en décidant de ne plus tenir son rendez-vous avec le Comte, inflige une forme de punition à l'arrogance du Comte. Figaro, avec son humour habituel, suggère que cette décision est une "punition" méritée. À travers ce geste, Beaumarchais remet en question l'inégalité des sexes et la position dominante des hommes dans la société, tout en soulignant la ruse et l'intelligence des femmes qui, à travers leur savoir-faire et leurs stratégies, parviennent à renverser les rapports de pouvoir.
Conclusion
La scène 1 de l'Acte IV de Le Mariage de Figaro révèle l’importance du hasard dans le cours des événements et met en lumière les rapports de pouvoir entre les personnages. À travers les dialogues entre Figaro et Suzanne, Beaumarchais souligne l'importance de l’amour, mais aussi l'ironie et l'hypocrisie sociales qui caractérisent l'aristocratie de son époque. La scène illustre également la complicité et l'égalité dans le couple Suzanne-Figaro, tout en critiquant la domination masculine incarnée par le Comte. Enfin, cette scène annonce les événements à venir, dans lesquels les intrigues se poursuivront et où le jeu des rôles sociaux et des rapports de pouvoir sera une fois de plus mis en lumière.