Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
A l'âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal,
Section "Spleen et idéal", LIII
Introduction
L'Invitation au voyage est un poème extrait de la section Spleen et Idéal du recueil Les Fleurs du mal, écrit par Charles Baudelaire. Ce poème est inspiré par Marie Daubrun, une femme avec qui Baudelaire a vécu une relation d’amour spirituel et non sensuel, ce qui transparaît dans la tonalité et le contenu du texte. Il s'agit non pas d'un véritable voyage, mais d'une invitation à un rêve épanouissant, où le voyage devient une métaphore du désir de fusion spirituelle et esthétique avec l’autre.
Le poème est structuré en trois strophes séparées par un refrain qui se répète à la fin de chaque section : “Là, tout n'est qu'ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté.”
Les vers sont écrits en heptasyllabes et pentasyllabes, ce qui confère au poème une musicalité fluide, presque hypnotique, propice à l’évocation d’un univers rêveur et idéal. Le poème se divise en trois parties qui composent un triptyque visuel et sensoriel :
1ère strophe : L'invitation au voyage et la femme-paysage
2ème strophe : L’intérieur et la décoration, lieu de bonheur parfait
3ème strophe : La ville idéale, paisible et lumineuse
Invitation au Voyage et Femme-Paysage
Le poème s’ouvre par une invitation intime et émotive : “Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble !”. Ces vers instaurent un ton doux et sensuel, en même temps qu’un lien direct et personnel avec la destinataire, qui est à la fois une figure féminine et un symbole du pays rêvé. Le voyage n’est pas une quête géographique mais une quête intérieure, une union entre le poète et la "sœur" ou l'âme aimée :
“Aimer à loisir, / Aimer et mourir / Au pays qui te ressemble !"
La fusion entre l’être aimé et le paysage est exprimée dans cette identification du pays à l’image de la femme. Le poème place l’amour au centre de ce voyage rêvé, un amour pur et idéal.
Le Monde Intérieur : Ornement et Harmonie
La deuxième strophe est une invitation à un intérieur raffiné, où “les meubles luisants, / Polis par les ans” décorent un espace propice à l’épanouissement du bonheur. Les descriptions des meubles, des fleurs et des senteurs créent une atmosphère d’opulence et de perfection. La présence de “plafonds riches” et de “miroirs profonds” renforce cette sensation de splendeur orientale et d’intimité secrète :
“Tout y parlerait / A l'âme en secret / Sa douce langue natale.”
Le voyage n’est plus seulement géographique mais également spirituel et sensuel, un voyage dans l’intimité d’un lieu et d’une âme en harmonie.
La Ville Idéale et la Lumière d’un Nouveau Monde
La troisième strophe nous transporte dans une scène de la ville idéale, où “les vaisseaux” vagabonds semblent à la disposition du moindre désir de l’amant. Le voyage est alors un voyage d’âme, non seulement de l’être aimé mais aussi du poète, qui, comme ces vaisseaux, semble prêt à se déplacer sans entrave.
Les couleurs et lumières décrites dans cette strophe font écho à un monde de beauté intense : “Les soleils couchants / Revêtent les champs, / Les canaux, la ville entière, / D'hyacinthe et d'or.”
Cette luminosité chaleureuse, associée à la couleur de l’or et de l’hyacinthe, incarne l’idéal du poème : un monde où tout est baigné dans une lumière apaisante et propice à la contemplation esthétique.
“Le monde s'endort / Dans une chaude lumière.” La fin de la strophe souligne l’harmonie absolue, le monde s’endormant paisiblement dans la douceur de cette lumière magique.
Ce refrain, qui revient après chaque strophe, exprime l’idéalisme du poème, l’ordre parfait, la beauté sublime et la volupté sans fin. Ce qui est souligné ici, c’est que le lieu du voyage, tout comme l’amour, est un espace d’ordre et d’harmonie, loin du chaos et de l’angoisse qui dominent le Spleen dans d’autres parties du recueil. Baudelaire nous invite à une utopie où la sensualité est pure et exempte de souffrance.
L'Invitation au voyage est un poème qui invite à fuir la réalité en offrant une vision d’un monde idéalisé, où la beauté et l’harmonie sont omniprésentes. À travers une description sensorielle et un voyage intérieur, Baudelaire fait de l’amour et de l’art une forme d’évasion vers un idéal de perfection. Ce poème traduit à la fois l’idéal esthétique et la quête d’une réalité supérieure où l’amour et le monde se confondent dans une harmonie parfaite.