« J’ai fait mon œuvre, j’ai vécu »
« Œdipe. --Tu t’étonnes que je me sois crevé les yeux ; et je m'en étonne moi-même. Mais, dans ce geste, inconsidéré, cruel, peut-être y eut-il encore autre chose : je ne sais quel secret besoin de pousser à bout ma fortune, de rengréger sur ma douleur et d’accomplir une héroïque destinée. Peut-être ai-je pressenti vaguement ce qu'avait d’auguste et de rédempteur la souffrance ; aussi bien répugne á s'y refuser le héros. Je crois que c'est là que s'affirme surtout sa grandeur et qu'il n'est nulle part plus valeureux que lorsqu'il tombe en victime, forçant ainsi la reconnaissance céleste et désarmant la vengeance des dieux. Quoi qu'il en soit, et si déplorables que puissent avoir été mes erreurs, l’état de félicité suprasensible où j'ai pu parvenir, récompense amplement aujourd'hui tous les maux que j'ai dû souffrir, et sans lesquels je n'y serais sans doute point parvenu.
Thésée. -- Cher Œdipe, lui dis-je quand j'eus compris qu'il avait cessé de parler, je ne puis que te louer de cette sorte de sagesse surhumaine que tu professes. Mais ma pensée, sur cette route, ne saurait accompagner la tienne. Je reste enfant de cette terre et crois que l'homme, quel qu'il soit et si taré que tu le juges, doit faire jeu des cartes qu'il a. Sans doute as-tu su faire bon usage de ton infortune même et tirer parti d'elle pour en obtenir un contact plus intime avec ce que tu nommes le divin. Au surplus, je me persuade volontiers qu'une sorte de bénédiction est attachée á ta personne et qu'elle se reportera, selon ce qu'ont dit les oracles, sur la terre où pour toujours tu reposeras. »
Je n’ajoutai point que ce qui m’importait c’est que ce sol fût celui de l’Attique, et me félicitai que les dieux aient su faire aboutir Thèbes à moi.
Si je compare à celui d'Œdipe mon destin, je suis content : je l'ai rempli. Derrière moi, je laisse la cité d'Athènes. Plus encore que ma femme et mon fils, je l'ai chérie. J'ai fait ma ville. Après moi, saura l'habiter éternellement ma pensée. C'est consentant que j'approche la mort solitaire. J'ai goûté des biens de la terre. Il m'est doux de penser qu'après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Pour le bien de l'humanité future, j'ai fait mon œuvre. J'ai vécu.
Thésée
Dans cet extrait, deux visions de la vie et de la souffrance s’affrontent à travers les paroles d’Œdipe et de Thésée. Chacun voit la souffrance et l’accomplissement d’une manière différente, et cette discussion nous amène à réfléchir sur ce qui donne un sens à notre existence.
Œdipe, après avoir vécu une vie tragique, explique que la souffrance l’a amené à une forme de grandeur. Pour lui, le fait de se crever les yeux était un geste d'héroïsme, une façon de se rapprocher du divin. Il croit que la souffrance purifie et permet d’accomplir une destinée plus grande. Thésée, lui, ne partage pas cette vision. Il pense que l’homme ne doit pas chercher la souffrance, mais simplement faire face aux épreuves de la vie avec ce qu’il a.
Œdipe semble avoir une sagesse « divine », une sagesse qui vient de l’épreuve et de la souffrance. Il pense que la souffrance lui a permis d’atteindre une sorte de vérité cachée, inaccessible à l'homme ordinaire. Thésée, en revanche, est plus terre-à-terre. Il croit que l’homme doit se contenter de ce qu’il a et de ce qu’il peut accomplir ici-bas, sur Terre. Il trouve sa sagesse dans l’action concrète, et non dans la recherche du divin.
Pour Thésée, l’accomplissement d’une vie ne réside pas dans la souffrance, mais dans ce que l’on laisse derrière soi. Il se réjouit d’avoir fondé Athènes, une ville qui porte sa pensée et son action. Son œuvre est son héritage, ce qu’il a fait pour rendre le monde meilleur. Il trouve du sens dans ce qu’il a construit pour les générations futures.
Cet extrait nous invite à réfléchir sur ce qui rend une vie significative. Est-ce la souffrance, comme le pense Œdipe, ou l’accomplissement de notre œuvre, comme le croit Thésée ? Gide nous montre deux visions de la vie : une qui cherche à transcender la douleur et l’autre qui trouve du sens dans l’action et l’héritage que l’on laisse.