Le lendemain, à l'heure du bal, Rastignac alla chez madame de Beauséant, qui l'emmena pour le présenter à la duchesse de Carigliano. Il reçut le plus gracieux accueil de la maréchale, chez laquelle il retrouva madame de Nucingen. Delphine s'était parée avec l'intention de plaire à tous pour mieux plaire à Eugène, de qui elle attendait impatiemment un coup d'oeil, en croyant cacher son impatience. Pour qui sait deviner les émotions d'une femme, ce moment est plein de délices. Qui ne s'est souvent plu à faire attendre son opinion, à déguiser coquettement son plaisir, à chercher des aveux dans l'inquiétude que l'on cause, à jouir des craintes qu'on dissipera par un sourire? Pendant cette fête, l'étudiant mesure tout à coup la portée de sa position, et comprit qu'il avait un état dans le monde en étant cousin avoué de madame de Beauséant. La conquête de madame la baronne de Nucingen, qu'on lui donnait déjà, le mettait si bien en relief, que tous les jeunes gens lui jetaient des regards d'envie; en en surprenant quelques-uns, il goûta les premiers plaisirs de la fatuité. En passant d'un salon dans un autre, en traversant les groupes, il entendit vanter son bonheur. Les femmes lui prédisaient toutes des succès. Delphine, craignant de le perdre, lui promit de ne pas lui refuser le soir le baiser qu'elle s'était tant défendu d'accorder l'avant-veille. A ce bal, Rastignac reçut plusieurs engagements. Il fut présenté par sa cousine à quelques femmes qui toutes avaient des prétentions à l'élégance, et dont les maisons passaient pour être agréables, il se vit lancé dans le plus grand et le plus beau monde de Paris. Cette soirée eut donc pour lui les charmes d'un brillant début, et il devait s'en souvenir jusque dans ses vieux jours, comme une jeune fille se souvient du bal où elle a eu des triomphes. Le lendemain, quand, en déjeunant, il raconta ses succès au père Goriot devant les pensionnaires, Vautrin se prit à sourire d'une façon diabolique.
Le Père Goriot - Honoré de Balzac
Cet extrait de Le Père Goriot d'Honoré de Balzac met en lumière la progression sociale d'Eugène de Rastignac, qui, après avoir rejeté les propositions de Vautrin, choisit de se tourner vers les femmes comme moyen d'ascension. Grâce à l’intervention de sa cousine, Mme de Beauséant, il est introduit dans la haute société parisienne, où il se fait connaître par son lien avec Mme de Nucingen, une femme riche et influente. Ce passage met en scène une soirée décisive pour Rastignac, au bal de la duchesse de Carigliano, où il découvre la réalité mondaine de la haute société et s'y impose comme un jeune homme ambitieux en pleine ascension.
Dans ce texte, Balzac confirme la prédominance des femmes dans la société parisienne, comme l’avait déjà souligné Mme de Beauséant. La phrase de Mme de Beauséant, selon laquelle Rastignac ne serait rien à Paris sans une femme qui s’intéresse à lui, résonne avec la manière dont les femmes influencent la carrière sociale des hommes dans ce roman. Les femmes, comme Delphine de Nucingen, possèdent un pouvoir social et affectif que les hommes doivent souvent utiliser à leur avantage. Rastignac, grâce à ses relations avec des femmes de la haute société, devient un membre privilégié de ce monde. L’idée que la réussite sociale à Paris dépend de l'adhésion aux réseaux de ces femmes puissantes est donc au cœur de l’enjeu de ce passage.
Le passage illustre l’éblouissement de Rastignac face à sa nouvelle position dans le grand monde parisien. Lors du bal, il mesure pour la première fois l’étendue de son influence et de son pouvoir naissant. L’accueil chaleureux de la duchesse de Carigliano, les regards d’envie des autres jeunes hommes, et les prédictions de succès des femmes soulignent son ascension fulgurante dans la société parisienne. Il goûte ainsi aux premiers plaisirs de la fatuité, un sentiment de satisfaction et de supériorité sociale qui naît des regards admiratifs et envieux qu'il attire. En se déplaçant dans les salons, il prend conscience de son nouveau statut et de l'attention qu’il suscite. L’orgueil qu’il éprouve alors est un premier pas vers son intégration complète dans le monde de la haute société.
La soirée au bal de la duchesse de Carigliano marque un tournant pour Rastignac. Il se rend compte qu’il a désormais un "état dans le monde" grâce à ses liens avec des femmes comme Mme de Beauséant et Mme de Nucingen. Le bal est pour lui un véritable baptême dans le grand monde de Paris, un monde où il se voit dorénavant appartenir. Ce moment, comparé à un "brillant début", est d’une grande importance dans le roman car il marque le début de l’ambition de Rastignac et son entrée dans la compétition sociale qui caractérise Paris. Il en garde le souvenir tout au long de sa vie, comme un point de départ dans sa quête de richesse et de statut.
Enfin, la réaction de Vautrin, qui sourit "d’une façon diabolique" en entendant Rastignac raconter ses succès, introduit une dimension inquiétante et mystérieuse. Vautrin, personnage complexe et manipulateur, semble suivre de près l’évolution de Rastignac, et son sourire suggère qu’il est peut-être en train de manigancer une influence plus subtile sur lui. Ce sourire peut être interprété comme un signe que Vautrin voit en Rastignac un instrument utile pour ses propres fins, ou qu’il comprend mieux que Rastignac l’impact de la réussite sociale dans un monde où l'apparence et les relations sont primordiales.
Cet extrait de Le Père Goriot met en évidence les premières étapes de l'ascension sociale de Rastignac à travers ses relations avec les femmes et son entrée dans le monde mondain de Paris. Balzac souligne ici la place centrale de ces femmes dans le façonnement de la carrière de Rastignac et montre comment l’éblouissement et l’orgueil viennent marquer son parcours. L'évolution de Rastignac vers un monde de réussite, d’ambition et de manipulation est également présente, avec l’étrange et intrigante figure de Vautrin qui semble observer et influencer son destin.