Comme un Chevreuil, quand le printemps détruit
L'oiseux cristal de la morne gelée,
Pour mieux brouter l'herbette emmiellée
Hors de son bois avec l'Aube s'enfuit,
Et seul, et sûr, loin de chien et de bruit,
Or' sur un mont, or' dans une vallée,
Or' près d'une onde à l'écart recelée,
Libre folâtre où son pied le conduit :
De rets ni d'arc sa liberté n'a crainte,
Sinon alors que sa vie est atteinte,
D'un trait meurtrier empourpré de son sang :
Ainsi j'allais sans espoir de dommage,
Le jour qu'un œil sur l'avril de mon âge
Tira d'un coup mille traits dans mon flanc.
Pierre de Ronsard - Les Amours de Cassandre - 1552
Introduction
Le poème « Comme un chevreuil, quand le printemps détruit » extrait des Amours de Cassandre (1552) reflète l’intensité du sentiment amoureux à travers une métaphore animalière. Pierre de Ronsard, inspiré par la poésie italienne de Pétrarque, écrit ce recueil en hommage à Cassandre Salviati, une figure qui symbolise l’amour inaccessible et éphémère. À travers ce sonnet, le poète exploite la forme du sonnet pour exprimer le coup de foudre amoureux et la prise de conscience soudaine de la puissance du désir. Ce commentaire analysera comment la structure formelle du sonnet, avec sa musicalité et sa progression, permet à Ronsard de théâtraliser cette expérience émotionnelle intense.
I. La structure du sonnet : un cadre propice à l'intensité du coup de foudre amoureux
1. Le sonnet comme forme fixée et symétrique
Le sonnet est une forme poétique rigoureuse, composée de deux quatrains suivis de deux tercets, avec une structure rythmique précise, en alexandrins. Cette rigueur formelle, typique du sonnet, permet à Ronsard de théâtraliser le coup de foudre en imposant une construction symétrique qui reflète l'irruption soudaine et violente de l’amour. Les deux premiers quatrains, avec leurs rimes embrassées, créent une dynamique, une tension croissante qui se déploie pour amener les tercets, où le dénouement de cette émotion naissante se produit.
2. La progression dynamique du sonnet
L’enchaînement des deux quatrains fait l’analogie entre le chevreuil et le poète. Le mouvement du chevreuil, libre et insouciant, suit une progression qui, tout en étant fluide et naturel, semble se diriger inéluctablement vers un danger. Cette progression du vers au-delà de la liberté se reflète dans l’organisation des quatrains, qui passent de l’image paisible du chevreuil (« quand le printemps détruit l'oiseux cristal ») à la rencontre fatale du poète avec l’amour (« mille traits dans mon flanc »). La forme du sonnet, en étant à la fois rigide et ouverte à des métaphores riches, reproduit l'idée de cette tension entre liberté et l’irruption inévitable de l’amour.
II. La théâtralisation du coup de foudre : une métaphore animalière
1. Le chevreuil, symbole de la liberté et de l’insouciance
Le poème commence par une comparaison entre le poète et un chevreuil, un animal symbolisant la liberté et l’innocence. La métaphore du chevreuil (« seul, et sûr, loin de chien et de bruit ») décrit un être insouciant, vivant sans crainte et suivant son propre chemin, symbolisant l’état de tranquillité du poète avant la rencontre avec l’amour. Ce premier mouvement s’inscrit dans l’idée de la liberté totale et du plaisir simple, loin de toute contrainte.
2. L’irruption de l’amour, violente et inéluctable
La rencontre du poète avec l’amour est mise en parallèle avec la blessure infligée au chevreuil : « d'un coup mille traits dans mon flanc ». La violence et la soudaineté de cette rencontre sont comparées à un coup de flèche, un coup de foudre amoureux qui frappe le poète de manière inattendue et irréversible. L’utilisation de l’image des « mille traits » fait écho à la manière dont l’amour envahit tout le corps du poète, comme une douleur fulgurante. La tension dramatique se joue dans cette image de la blessure, où l’amour n’est plus une simple émotion, mais un événement qui bouleverse l’équilibre du poète.
3. La mort du chevreuil et la souffrance du poète
La métaphore du chevreuil se poursuit dans le mouvement de mort ou de souffrance infligée par la rencontre. Tout comme l’animal qui, frappé par une flèche, risque sa vie, le poète se trouve désormais « blessé » par l’amour, ce qui vient symboliser la souffrance inhérente à l’expérience amoureuse. Le coup de foudre, bien qu’intense et exaltant, est ici aussi une blessure, un combat que le poète doit mener pour affronter le désir et la souffrance.
III. Une tension entre liberté et douleur : l’illusion de la maîtrise
1. La quête de liberté et la soumission à l’amour
Au début du poème, le chevreuil incarne l’idée de liberté totale, une existence autonome sans peur ni obstacle. Pourtant, cette liberté est rapidement perturbée par l’arrivée de l’amour, ce qui introduit une tension entre l’idée de liberté et la réalité de la soumission amoureuse. Le poète, comme le chevreuil, n’est plus maître de son destin une fois qu’il est frappé par l’amour. Le sonnet, en conjuguant la liberté initiale et l’irruption soudaine de la douleur, expose l’illusion de cette liberté face à un amour inéluctable.
2. L’impossibilité d’échapper à l’amour
La figure du chevreuil, qui semble se jouer des dangers et vivre librement, se heurte à l’idée que l’amour, tel un trait meurtrier, frappe sans retour. Cela fait écho à la condition humaine : l’amour, bien que désirable, s’impose de manière irrésistible. Le poème de Ronsard explore ainsi cette dualité, où la quête de liberté fait face à la réalité de la passion, dans un paradoxe fondamental qui caractérise le coup de foudre amoureux.
Conclusion
À travers ce sonnet, Ronsard utilise la forme poétique du sonnet pour théâtraliser l’expérience du coup de foudre amoureux. La progression formelle du sonnet, soutenue par une métaphore animalière puissante, permet au poète de rendre compte de la violence soudaine et inéluctable de l’amour. La structure rigoureuse et les images saisissantes du chevreuil, frappé par la flèche de l’amour, permettent de théâtraliser l’intensité et la tragédie de l’émotion amoureuse. Ce poème, à la fois lyrique et dramatique, montre que la forme du sonnet chez Ronsard est un outil efficace pour traduire la complexité des sentiments humains, oscillant entre liberté et souffrance.