Dorante, Araminte, Dubois
DUBOIS, sortant, et en passant auprès de Dorante, et rapidement. − Il m’est impossible de l’instruire ; mais qu’il se découvre ou non, les choses ne peuvent aller que bien.
DORANTE. − Je viens, Madame, vous demander votre protection. Je suis dans le chagrin et dans l’inquiétude : j’ai tout quitté pour avoir l’honneur d’être à vous, je vous suis plus attaché que je ne puis le dire ; on ne saurait vous servir avec plus de fidélité ni de désintéressement ; et cependant je ne suis pas sûr de rester. Tout le monde ici m’en veut, me persécute et conspire pour me faire sortir. J’en suis consterné ; je tremble que vous ne cédiez à leur inimitié pour moi, et j’en serais dans la dernière affliction.
ARAMINTE, d’un ton doux. − Tranquillisez-vous ; vous ne dépendez point de ceux qui vous en veulent ; ils ne vous ont encore fait aucun tort dans mon esprit, et tous leurs petits complots n’aboutiront à rien ; je suis la maîtresse.
DORANTE, d’un air bien inquiet. − Je n’ai que votre appui, Madame.
ARAMINTE. − Il ne vous manquera pas ; mais je vous conseille une chose : ne leur paraissez pas si alarmé, vous leur feriez douter de votre capacité, et il leur semblerait que vous m’auriez beaucoup d’obligation de ce que je vous garde.
DORANTE. − Ils ne se tromperaient pas, Madame ; c’est une bonté qui me pénètre de reconnaissance.
ARAMINTE. − À la bonne heure ; mais il n’est pas nécessaire qu’ils le croient. Je vous sais bon gré de votre attachement et de votre fidélité ; mais dissimulez-en une partie, c’est peut-être ce qui les indispose contre vous. Vous leur avez refusé de m’en faire accroire sur le chapitre du procès ; conformez-vous à ce qu’ils exigent ; regagnez-les par là, je vous le permets : l’événement leur persuadera que vous les avez bien servis ; car toute réflexion faite, je suis déterminée à épouser le Comte.
DORANTE, d’un ton ému. − Déterminée, Madame !
ARAMINTE. − Oui, tout à fait résolue. Le Comte croira que vous y avez contribué ; je le lui dirai même, et je vous garantis que vous resterez ici ; je vous le promets. (À part.) Il change de couleur.
DORANTE. − Quelle différence pour moi, Madame !
ARAMINTE, d’un air délibéré. − Il n’y en aura aucune, ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet que je vais vous dicter ; il y a tout ce qu’il faut sur cette table.
DORANTE. − Et pour qui, Madame ?
ARAMINTE. − Pour le Comte, qui est sorti d’ici extrêmement inquiet, et que je vais surprendre bien agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom. (Dorante reste rêveur, et par distraction ne va point à la table.) Eh ! vous n’allez pas à la table ? À quoi rêvez-vous ?
DORANTE, toujours distrait. − Oui, Madame.
ARAMINTE, à part, pendant qu’il se place. − Il ne sait ce qu’il fait ; voyons si cela continuera.
DORANTE, à part, cherchant du papier. − Ah ! Dubois m’a trompé !
ARAMINTE, poursuivant. − Êtes-vous prêt à écrire ?
DORANTE. − Madame, je ne trouve point de papier.
ARAMINTE, allant elle−même. − Vous n’en trouvez point ! En voilà devant vous.
DORANTE. − Il est vrai.
ARAMINTE. − Écrivez. Hâtez-vous de venir, Monsieur ; votre mariage est sûr… Avez-vous écrit ?
DORANTE. − Comment, Madame ?
ARAMINTE. − Vous ne m’écoutez donc pas ? Votre mariage est sûr ; Madame veut que je vous l’écrive, et vous attend pour vous le dire. (À part.) Il souffre, mais il ne dit mot ; est-ce qu’il ne parlera pas ? N’attribuez point cette résolution à la crainte que Madame pourrait avoir des suites d’un procès douteux.
DORANTE. − Je vous ai assuré que vous le gagneriez, Madame : douteux, il ne l’est point.
ARAMINTE. − N’importe, achevez. Non, Monsieur, je suis chargé de sa part de vous assurer que la seule justice qu’elle rend à votre mérite la détermine.
DORANTE, à part. − Ciel ! je suis perdu. (Haut.) Mais, Madame, vous n’aviez aucune inclination pour lui.
ARAMINTE. − Achevez, vous dis-je… Qu’elle rend à votre mérite la détermine… Je crois que la main vous tremble ! vous paraissez changé. Qu’est−ce que cela signifie ? Vous trouvez-vous mal ?
DORANTE. − Je ne me trouve pas bien, Madame.
ARAMINTE. − Quoi ! si subitement ! cela est singulier. Pliez la lettre et mettez : À Monsieur le Comte Dorimont. Vous direz à Dubois qu’il la lui porte. (À part.) Le cœur me bat ! (À Dorante.) Voilà qui est écrit tout de travers ! Cette adresse-là n’est presque pas lisible. (À part.) Il n’y a pas encore là de quoi le convaincre.
DORANTE, à part. − Ne serait-ce point aussi pour m’éprouver ? Dubois ne m’a averti de rien.
Introduction
Dans Les Fausses Confidences de Marivaux, la manipulation, le secret et le sentiment amoureux sont au cœur de la dynamique entre les personnages. L'extrait présenté, tiré de l'Acte II, Scène 13, met en scène un Dorante désespéré et une Araminte apparemment insensible, mais en réalité, stratège et manipulatrice. À travers ce dialogue, Marivaux explore les jeux de pouvoir et les faux-semblants au sein de la comédie sentimentale. Cet échange entre Araminte et Dorante illustre non seulement la tension entre la vérité et l'illusion, mais aussi la complexité des rapports humains où l'amour se trouve souvent piégé dans des attentes sociales et des manipulations astucieuses. Dans ce commentaire composé, nous analyserons comment Marivaux nous invite à réfléchir sur la sincérité des sentiments et la dualité de l’apparence et de la réalité.
1. L'art de la manipulation : Dubois comme maître du jeu
Dans cet extrait, la manipulation se révèle être l'un des principaux ressorts comiques et dramatiques. Dès le début, Dorante semble être une marionnette entre les mains de Dubois, qui a orchestré toute cette situation pour amener Araminte à aimer Dorante. Ce dernier, pourtant sincèrement amoureux, joue un rôle imposé par son ancien valet. Lorsque Dorante déclare : « Je vous suis plus attaché que je ne puis le dire », il montre l’intensité de son amour, mais ce sentiment est noyé dans les artifices du plan de Dubois. En réalité, ce n’est pas l’amour de Dorante qui est en jeu, mais bien le rôle que lui attribue Dubois. Araminte, quant à elle, manipule Dorante par la dissimulation de ses intentions. Elle lui fait croire qu’elle va l'épouser, mais elle lui impose une lettre au comte, renforçant ainsi son contrôle sur lui. La scène devient un subtil jeu de marionnettes où les sentiments sont manipulés, en décalage avec la réalité de ce qui se joue en coulisse.
2. La mise en scène de la souffrance : entre feinte et vérité
Le personnage de Dorante, qui exprime son désarroi, semble traverser un tourbillon de sentiments contradictoires. Lorsqu’il s'exclame : « je suis perdu », il manifeste un désespoir sincère, mais en même temps, ce cri de détresse semble davantage une performance qu’un aveu véritable. Dorante joue à la fois son propre rôle et celui de l'amoureux malheureux, pris dans un système de faux-semblants. Araminte, elle, observe avec une froideur calculée, tout en cherchant à maintenir une certaine distance émotionnelle. Son calme apparent cache une stratégie bien plus calculée qu’il n’y paraît. Elle continue à faire monter la tension en affirmant, « je suis déterminée à épouser le Comte », mais cette déclaration, loin d'être un aveu de son amour, est un moyen d'intimider Dorante et de garder le contrôle. Elle feint une résolution pour tester la loyauté de Dorante, lui imposant une tension entre espoir et désillusion. L'art de Marivaux consiste ici à jouer avec cette dualité de la souffrance, entre ce qui est montré et ce qui est véritablement ressenti.
3. Le faux et le vrai dans l’amour : les attentes sociales et la pression des apparences
L'un des thèmes majeurs de cet extrait est la tension entre l'apparence et la réalité des sentiments amoureux. Araminte, consciente du jeu de manipulation, adopte une posture calculatrice, mais elle n'est pas insensible à l'attachement de Dorante. Sa décision de l’éprouver en le contraignant à écrire la lettre au Comte, en lui donnant de faux espoirs, montre que, dans cette société où les apparences sont primordiales, même l’amour se doit d’être contrôlé et mis en scène. Dorante, quant à lui, est pris dans un dilemme moral et émotionnel : doit-il obéir aux règles imposées par Araminte, ou dévoiler son amour sincère ? Sa distraction en cherchant le papier, son hésitation avant de rédiger la lettre, témoignent de cette lutte interne. À travers cette scène, Marivaux nous interroge sur la place de la sincérité dans une société où les apparences et les jeux de pouvoir semblent primer. L’amour, pour Dorante, devient un terrain d’expérimentation où il ne peut être lui-même sans risquer de perdre le contrôle sur sa destinée.
Conclusion
Cet extrait des Fausses Confidences nous plonge dans l'univers complexe des jeux de pouvoir et de l'ambiguïté des sentiments. À travers le personnage de Dorante, victime de la manipulation de Dubois et des attentes d'Araminte, Marivaux explore la relation entre l'apparence et la réalité dans l'amour. La comédie se fait miroir de la société du XVIIIe siècle, où l’amour ne peut se déployer sans l’intervention de codes et de stratégies. Cependant, au-delà de cette dimension sociale, la pièce soulève une question universelle : jusqu’où l’on peut manipuler les sentiments d’autrui, et quel est le prix à payer pour cette manipulation ? La beauté de Les Fausses Confidences réside dans cette interaction subtile entre la comédie et la réflexion sur la nature humaine, entre les illusions de l’amour et la recherche d’une vérité qui se dérobe toujours.