Je sortais d’un théâtre où tous les soirs je paraissais aux avant-scènes en grande tenue de soupirant. Quelquefois tout était plein, quelquefois tout était vide. Peu m’importait d’arrêter mes regards sur un parterre peuplé seulement d’une trentaine d’amateurs forcés, sur des loges garnies de bonnets ou de toilettes surannées, — ou bien de faire partie d’une salle animée et frémissante couronnée à tous ses étages de toilettes fleuries, de bijoux étincelants et de visages radieux. Indifférent au spectacle de la salle, celui du théâtre ne m’arrêtait guère, — excepté lorsqu’à la seconde ou à la troisième scène d’un maussade chef-d’œuvre d’alors, une apparition bien connue illuminait l’espace vide, rendant la vie d’un souffle et d’un mot à ces vaines figures qui m’entouraient.
Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi seul. Son sourire me remplissait d’une béatitude infinie ; la vibration de sa voix si douce et cependant fortement timbrée me faisait tressaillir de joie et d’amour. Elle avait pour moi toutes les perfections, elle répondait à tous mes enthousiasmes, à tous mes caprices, — belle comme le jour aux feux de la rampe qui l’éclairait d’en bas, pâle comme la nuit, quand la rampe baissée la laissait éclairée d’en haut sous les rayons du lustre et la montrait plus naturelle, brillant dans l’ombre de sa seule beauté, comme les Heures divines qui se découpent, avec une étoile au front, sur les fonds bruns des fresques d’Herculanum !
Depuis un an, je n’avais pas encore songé à m’informer de ce qu’elle pouvait être d’ailleurs ; je craignais de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image, — et tout au plus avais-je prêté l’oreille à quelques propos concernant non plus l’actrice, mais la femme. Je m’en informais aussi peu que des bruits qui ont pu courir sur la princesse d’Élide ou sur la reine de Trébizonde, — un de mes oncles, qui avait vécu dans les avant-dernières années du dix-huitième siècle comme il fallait y vivre pour le bien connaître, m’ayant prévenu de bonne heure que les actrices n’étaient pas des femmes, et que la nature avait oublié de leur faire un cœur. Il parlait de celles de ce temps-là sans doute ; mais il m’avait raconté tant d’histoires de ses illusions, de ses déceptions, et montré tant de portraits sur ivoire, médaillons charmants qu’il utilisait depuis à parer des tabatières, tant de billets jaunis, tant de faveurs fanées, en m’en faisant l’histoire et le compte définitif, que je m’étais habitué à penser mal de toutes sans tenir compte de l’ordre des temps.
Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui d’ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes. Ce n’était plus la galanterie héroïque comme sous la Fronde, le vice élégant et paré comme sous la Régence, le scepticisme et les folles orgies du Directoire ; c’était un mélange d’activité, d’hésitation et de paresse, d’utopies brillantes, d’aspirations philosophiques ou religieuses, d’enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance ; d’ennuis des discordes passées, d’espoirs incertains, — quelque chose comme l’époque de Pérégrinus et d’Apulée. L’homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis ; la déesse éternellement jeune et pure nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte de nos heures de jour perdues. L’ambition n’était cependant pas de notre âge, et l’avide curée qui se faisait alors des positions et des honneurs nous éloignait des sphères d’activité possibles. Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule. À ces points élevés où nous guidaient nos maîtres, nous respirions enfin l’air pur des solitudes, nous buvions l’oubli dans la coupe d’or des légendes, nous étions ivres de poésie et d’amour. Amour, hélas ! des formes vagues, des teintes roses et bleues, des fantômes métaphysiques ! Vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité ; il fallait qu’elle apparût reine ou déesse, et surtout n’en pas approcher.
Quelques-uns d’entre nous néanmoins prisaient peu ces paradoxes platoniques, et à travers nos rêves renouvelés d’Alexandrie agitaient parfois la torche des dieux souterrains, qui éclaire l’ombre un instant de ses traînées d’étincelles. — C’est ainsi que, sortant du théâtre avec l’amère tristesse que laisse un songe évanoui, j’allais volontiers me joindre à la société d’un cercle où l’on soupait en grand nombre, et où toute mélancolie cédait devant la verve intarissable de quelques esprits éclatants, vifs, orageux, sublimes parfois, — tels qu’il s’en est trouvé toujours dans les époques de rénovation ou de décadence, et dont les discussions se haussaient à ce point que les plus timides d’entre nous allaient voir parfois aux fenêtres si les Huns, les Turcomans ou les Cosaques n’arrivaient pas enfin pour couper court à ces arguments de rhéteurs et de sophistes.
« Buvons, aimons, c’est la sagesse ! » Telle était la seule opinion des plus jeunes. Un de ceux-là me dit : « Voici bien longtemps que je te rencontre dans le même théâtre, et chaque fois que j’y vais. Pour laquelle y viens-tu ? »
Pour laquelle ?… Il ne me semblait pas que l’on pût aller là pour une autre. Cependant j’avouai un nom. — « Eh bien ! dit mon ami avec indulgence, tu vois là-bas l’homme heureux qui vient de la reconduire, et qui, fidèle aux lois de notre cercle, n’ira la retrouver peut-être qu’après la nuit. »
Sans trop d’émotion, je tournai les yeux vers le personnage indiqué. C’était un jeune homme correctement vêtu, d’une figure pâle et nerveuse, ayant des manières convenables et des yeux empreints de mélancolie et de douceur. Il jetait de l’or sur une table de whist et le perdait avec indifférence. — Que m’importe, dis-je, lui ou tout autre ? Il fallait qu’il y en eût un, et celui-là me paraît digne d’avoir été choisi. — Et toi ? — Moi ? C’est une image que je poursuis, rien de plus.
En sortant, je passai par la salle de lecture, et machinalement je regardai un journal. C’était, je crois, pour y voir le cours de la Bourse. Dans les débris de mon opulence se trouvait une somme assez forte en titres étrangers. Le bruit avait couru que, négligés longtemps, ils allaient être reconnus ; — ce qui venait d’avoir lieu à la suite d’un changement de ministère. Les fonds se trouvaient déjà cotés très-haut ; je redevenais riche.
Une seule pensée résulta de ce changement de situation, celle que la femme aimée si longtemps était à moi si je voulais. — Je touchais du doigt mon idéal. N’était-ce pas une illusion encore, une faute d’impression railleuse ? Mais les autres feuilles parlaient de même. — La somme gagnée se dressa devant moi comme la statue d’or de Moloch. « Que dirait maintenant, pensais-je, le jeune homme de tout à l’heure si j’allais prendre sa place près de la femme qu’il a laissée seule ?… » Je frémis de cette pensée, et mon orgueil se révolta.
Non ! ce n’est pas ainsi, ce n’est pas à mon âge que l’on tue l’amour avec de l’or : je ne serai pas un corrupteur. D’ailleurs ceci est une idée d’un autre temps. Qui me dit aussi que cette femme soit vénale ? — Mon regard parcourait vaguement le journal que je tenais encore, et j’y lus ces deux lignes : « Fête du Bouquet provincial. — Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceux de Loisy. » Ces mots, fort simples, réveillèrent en moi toute une nouvelle série d’impressions : c’était un souvenir de la province depuis longtemps oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de la jeunesse. — Le cor et le tambour résonnaient au loin dans les hameaux et dans les bois ; les jeunes filles tressaient des guirlandes et assortissaient, en chantant, des bouquets ornés de rubans. — Un lourd chariot, traîné par des bœufs, recevait ces présents sur son passage, et nous, enfants de ces contrées, nous formions le cortège avec nos arcs et nos flèches, nous décorant du titre de chevaliers, — sans savoir alors que nous ne faisions que répéter d’âge en âge une fête druidique, survivant aux monarchies et aux religions nouvelles.
Introduction
L'extrait du Chapitre I de Sylvie de Gérard de Nerval nous plonge dans l'univers poétique et mélancolique du narrateur, un homme fasciné par l'actrice Aurélie, qui représente à la fois l'illusion et l'idéal. À travers cet extrait, Nerval mêle la quête d'une femme idéale et le retour sur une époque révolue, marquée par l'amour impossible, les rêves et la nostalgie d’un passé perdu. L'écriture de Nerval fait usage de la poésie du quotidien, en explorant des thèmes de l'idéalisation de l'amour, du temps, et de la mémoire. Cet extrait se distingue par son ton introspectif et sa richesse symbolique, où l'homme cherche à concilier désir, déception et une quête de vérité existentielle.
Axes d'étude
Le théâtre comme lieu de l’illusion : Le narrateur décrit l’actrice Aurélie comme l'incarnation de l'idéal féminin. La scène du théâtre devient le lieu où se mêlent la réalité et l'illusion, l'artifice de la représentation se confondant avec l'émotion sincère du narrateur.
Exemple de passage : "Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi seul."
Figure de style : L'hyperbole, « elle vivait pour moi seul », reflète l'intensité du désir du narrateur, suggérant un amour possédant une dimension démesurée et exclusive.
L’idéalisation de l’actrice : Aurélie représente une figure idéale, presque divine, qui transcende la réalité. La lumière du théâtre et la description physique de l'actrice renvoient à un idéal inaccessible.
Exemple de passage : "Elle répondait à tous mes enthousiasmes, à tous mes caprices."
Figure de style : L'oxymore, "tous mes caprices", qui souligne la transformation de l'actrice en un objet parfait, inaltéré par les réalités matérielles de la vie.
Retour sur la jeunesse et la mémoire : Le narrateur se souvient de son passé, notamment des moments passés avec Adrienne et Sylvie. L'extrait montre un va-et-vient entre le présent et le passé, l’amour étant sans cesse réinventé par le souvenir.
Exemple de passage : "C’était un souvenir de la province depuis longtemps oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de la jeunesse."
Figure de style : La métaphore "un écho lointain" illustre comment le passé résonne dans la mémoire du narrateur, en même temps qu'il l’éloigne, rendant l’idéalisation de la jeunesse encore plus marquée.
Le lien entre passé et présent : Le narrateur cherche à réconcilier son passé avec ses aspirations présentes, notamment à travers la figure d'Aurélie, qu'il compare à Adrienne. Cette rétrospective révèle une mélancolie profondément ancrée.
Exemple de passage : "L’actrice Aurélie me rappelle la jeune Adrienne."
Figure de style : La comparaison, "me rappelle", montre comment le narrateur fusionne le passé et le présent, confondant deux figures idéalisées.
Le dilemme moral : L'acquisition soudaine d'une fortune incite le narrateur à envisager un rapprochement avec l'actrice. Cependant, il se heurte à une crise morale en associant l'argent à la corruption de l'amour pur.
Exemple de passage : "Je ne serai pas un corrupteur."
Figure de style : Le contraste entre l'idéal ("l’amour pur") et l’argent ("la statue d’or de Moloch") crée une tension entre deux valeurs opposées.
L'illusion de l’argent comme solution : La fortune, qui semblait une solution à ses problèmes sentimentaux, se révèle en réalité comme une forme de corruption, ce qui amène le narrateur à une réflexion sur la nature de ses désirs et sur le vrai sens de l’amour.
Exemple de passage : "Que dirait maintenant, pensais-je, le jeune homme de tout à l’heure si j’allais prendre sa place près de la femme qu’il a laissée seule ?"
Figure de style : Le questionnement, qui révèle la prise de conscience du narrateur, souligne son dilemme intérieur et son refus de la marchandisation de l'amour.
Conclusion
Cet extrait de Sylvie illustre l’âme tourmentée du narrateur, pris entre un idéal de l’amour pur et les réalités de la vie, où l’argent, le passé et les souvenirs jouent des rôles contradictoires. À travers une écriture dense, parsemée de métaphores et de figures d’optique, Gérard de Nerval nous invite à une introspection sur la nature de l’amour, le poids du passé et la quête de l’idéal. Ce mélange de mélancolie et de poésie se trouve au cœur de l’œuvre de Nerval, qui, par le biais de Sylvie, interroge les limites de l’amour et de la perception humaine face à l’inaccessible.
EXPLICATION
Le narrateur sort d’un théâtre, où il va souvent. Il décrit l’atmosphère de la salle, parfois vide, parfois pleine. Peu importe le décor extérieur pour lui ; ce qui compte, c’est l’apparition d’une actrice qu’il admire profondément. Quand elle apparaît sur scène, tout s’éclaire pour lui. Il est bouleversé par sa beauté et sa voix, et il se sent très proche d’elle, comme si elle vivait uniquement pour lui.
Il ne cherche cependant pas à en savoir plus sur sa vie en dehors du théâtre. Il a peur que cela détruise l’image idéale qu’il a d’elle. Il préfère ne connaître d’elle que l’image parfaite qu’il voit sur scène. Il se souvient des conseils de son oncle, qui lui disait que les actrices n’étaient pas de vraies femmes, qu’elles ne pouvaient pas être aimées de manière « normale ». Ces paroles ont marqué le narrateur, qui évite d’approfondir sa connaissance de l’actrice.
Ensuite, il parle de l’époque dans laquelle il vit, qui lui semble être une période de confusion, de mélancolie et de recherches d’idées et d’idéaux. Il décrit cette époque comme un moment de transition, où les gens sont à la fois influencés par des rêves et des idéaux philosophiques, mais aussi marqués par une certaine paresse et des incertitudes. Il compare cette époque à des périodes de l’histoire où les gens cherchaient des idéaux dans les mythes et les légendes.
Après, il quitte le théâtre et rencontre un ami qui lui demande pourquoi il vient toujours au théâtre pour la même actrice. L’ami lui dit qu’il y a un autre homme qui accompagne cette actrice. Le narrateur regarde cet homme, mais il ne ressent pas vraiment de jalousie. Il se dit qu’il faut bien qu’il y ait quelqu’un avec elle, et que cet homme lui semble « digne » d’être avec elle.
En sortant, le narrateur passe par une salle de lecture et regarde un journal. Il remarque que ses investissements financiers sont maintenant rentables, et il se rend compte qu’il pourrait être riche à nouveau. Il pense alors que l’actrice pourrait être à lui si l’argent le lui permettait. Il se demande si cette femme pourrait être intéressée par l’argent, mais il hésite à se laisser aller à cette idée. Il rejette cette pensée, ne voulant pas tuer l’amour avec de l’argent.
Finalement, le narrateur lit une petite annonce dans le journal qui évoque une fête populaire, un souvenir de son enfance en province. Ce souvenir ravive en lui une série d’images de moments simples et heureux, loin de la complexité de sa vie actuelle. Cela le ramène à des souvenirs d’enfance, où il participait à des fêtes naïves et joyeuses.
Comment le narrateur décrit-il l’ambiance des soirées au théâtre et ce qu’il ressent face aux différents types de public ?
Réponse : Le narrateur est indifférent à l’atmosphère du théâtre, qu’il soit plein ou vide, ou bien qu’il soit animé par un public élégant ou morne. Il est plus intéressé par l’apparition de l’actrice qu’il adore, et ressent une béatitude infinie lorsqu’il la voit.
Quelles sont les idées de l’oncle du narrateur concernant les actrices, et comment influencent-elles la vision du narrateur sur les femmes ?
Réponse : L’oncle du narrateur lui dit que les actrices ne sont pas de véritables femmes et que la nature les a privées de cœur. Cette vision, issue de ses expériences et déceptions passées, influence profondément la perception du narrateur sur les femmes en général, les réduisant à des objets de fantasme.
Quelle époque est décrite par le narrateur, et comment cette époque se distingue-t-elle des périodes précédentes ?
Réponse : Le narrateur décrit une époque étrange qui suit des révolutions ou des changements importants. Elle se caractérise par une mélancolie mêlée d’aspirations philosophiques et religieuses, des utopies brillantes, et un manque d’ambition claire. Ce n’est plus l’élégance de la Régence ni les excès du Directoire, mais une période d’hésitation et de réflexions vaines.
Quelles sont les réflexions du narrateur sur l’amour et l’argent lorsqu’il apprend qu’il pourrait redevenir riche grâce à ses titres étrangers ?
Réponse : En apprenant qu’il pourrait redevenir riche, le narrateur a une pensée matérialiste où il se demande si l’actrice qu’il aime pourrait être à lui, ce qui le trouble. Cependant, il rejette rapidement cette idée, pensant qu’il ne faut pas tuer l’amour avec de l’argent, et se demande si la femme en question pourrait être vénale, avant de se souvenir de fêtes naïves de la province qui ravivent des souvenirs d’innocence et de pureté.