DORANTE, ARAMINTE, MARTON
MARTON - Monsieur Dorante, Madame vous attend.
ARAMINTE - Venez, Monsieur ; je suis obligée à Monsieur Remy d'avoir songé à moi. Puisqu'il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu'il me fasse. Un de mes amis me parla avant-hier d'un intendant qu'il doit m'envoyer aujourd'hui ; mais je m'en tiens à vous.
DORANTE - J'espère, Madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous m'honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m'affligerait tant à présent que de la perdre.
MARTON - Madame n'a pas deux paroles.
ARAMINTE - Non, Monsieur ; c'est une affaire terminée, je renverrai tout. Vous êtes au fait des affaires apparemment ; vous y avez travaillé ?
DORANTE - Oui, Madame ; mon père était avocat, et je pourrais l'être moi-même.
ARAMINTE - C'est-à-dire que vous êtes un homme de très bonne famille, et même au-dessus du parti que vous prenez ?
DORANTE - Je ne sens rien qui m'humilie dans le parti que je prends, Madame ; l'honneur de servir une dame comme vous n'est au-dessous de qui que ce soit, et je n'envierai la condition de personne.
ARAMINTE - Mes façons ne vous feront point changer de sentiment. Vous trouverez ici tous les égards que vous méritez ; et si, dans les suites il y avait occasion de vous rendre service, je ne la manquerai point.
MARTON - Voilà Madame : je la reconnais.
ARAMINTE - Il est vrai que je suis toujours fâchée de voir d'honnêtes gens sans fortune, tandis qu'une infinité de gens de rien et sans mérite en ont une éclatante. C'est une chose qui me blesse, surtout dans les personnes de son âge, car vous n'avez que trente ans tout au plus ?
DORANTE - Pas tout à fait encore, Madame.
ARAMINTE - Ce qu'il y a de consolant pour vous, c'est que vous avez le temps de devenir heureux.
DORANTE - Je commence à l'être aujourd'hui, Madame.
ARAMINTE - On vous montrera l'appartement que je vous destine ; s'il ne vous convient pas, il y en a d'autres, et vous choisirez. Il faut aussi quelqu'un qui vous serve et c'est à quoi je vais pourvoir. Qui lui donnerons-nous, Marton ?
MARTON - Il n'y a qu'à prendre Arlequin, Madame. Je le vois à l'entrée de la salle et je vais l'appeler. Arlequin, parlez à Madame.
Marivaux - Les Fausses confidences - Acte I, scène 7
La scène 7 de l'Acte I de Les Fausses Confidences constitue un moment clé dans l’intrigue, car elle marque la première rencontre directe entre Araminte et Dorante, après que cette dernière ait été frappée par le physique et les manières du jeune homme. Bien que l'entretien soit censé porter sur les compétences professionnelles de Dorante, ce thème est quasiment absent de la conversation, au profit d’un échange plus subtil qui révèle la confusion et l'émotion naissante chez Araminte. Cette scène met en lumière l'habileté de Dorante à dissimuler ses véritables intentions et à se présenter sous un jour favorable grâce à un langage double, tout en suscitant chez Araminte des sentiments qu’elle ne peut pas encore expliquer.
I. Le trouble d'Araminte
Araminte, qui se veut une femme raisonnable et pragmatique, ne semble pas pouvoir résister à l'effet que Dorante exerce sur elle, bien qu'elle cherche à en rester maîtresse. Dès le début de la scène, elle explique qu’elle a été préparée à cette rencontre par Monsieur Remy, et pourtant, dès qu'elle fait face à Dorante, une forme de trouble l’envahit : "Je ne doute pas que ce ne soit un présent qu'il me fasse." Cette phrase, bien que formelle, suggère qu'Araminte ne perçoit pas simplement Dorante comme un simple intendant, mais comme quelqu’un qui suscite un intérêt particulier. Ce trouble est encore plus évident lorsque, tout en lui offrant une certaine dignité, elle cherche à le rassurer et à lui témoigner des égards, comme si elle sentait déjà une certaine complicité entre eux : "Je vous conserverai, Monsieur." Par cette remarque, Araminte, tout en cherchant à rester raisonnable, laisse transparaître une émotion qui va au-delà de la simple logique des affaires.
II. L'habileté de Dorante et le double langage
Dorante, quant à lui, s’illustre par son habileté à maîtriser la situation et à dissimuler ses véritables sentiments. Bien qu’il soit là pour un entretien professionnel, il parvient à introduire des éléments personnels dans sa conversation qui, sans être explicitement romantiques, créent une connexion implicite avec Araminte. Lorsqu’il répond à sa question sur son passé professionnel, il mentionne : "Mon père était avocat, et je pourrais l'être moi-même." Cette affirmation, loin de se concentrer sur ses compétences pour le poste, permet à Dorante de signaler son appartenance à une famille respectée et à suggérer une certaine noblesse d’âme. De plus, lorsque Araminte lui parle de sa condition sociale, il répond : "Je ne sens rien qui m'humilie dans le parti que je prends." Cette réponse, tout en étant flatteuse, témoigne aussi de la finesse de Dorante, qui parvient à contourner la question de sa situation matérielle et à mettre l’accent sur la valeur de son service, plus que sur son statut social. Ainsi, à travers ses propos, Dorante laisse entrevoir qu’il est capable d'utiliser les codes sociaux à son avantage tout en dissimulant ses véritables intentions.
III. L’enchevêtrement des thèmes de l’amour et de la classe sociale
À travers cette scène, Marivaux met en lumière les tensions sociales et amoureuses qui sous-tendent l’intrigue. Bien qu’Araminte fasse preuve de bon sens et de prudence en cherchant à évaluer Dorante sur le plan professionnel, elle ne peut s’empêcher de se laisser toucher par son charisme et sa modestie. Sa remarque sur l’injustice sociale concernant les fortunes mal placées : "Je suis toujours fâchée de voir d'honnêtes gens sans fortune" montre sa capacité à s'émouvoir des inégalités sociales, mais elle se trouve paradoxalement confrontée à un homme qui semble aspirer à une situation différente. Dorante, qui parle de sa condition avec une grande dignité, arrive à renverser les attentes sociales et à susciter un intérêt plus personnel, ce qui marque le début d’un conflit intérieur chez Araminte : comment peut-elle rester fidèle à sa rationalité tout en ressentant une attraction croissante pour cet homme ?
La scène 7 de l’Acte I de Les Fausses Confidences révèle un enchevêtrement subtil de sentiments et d’intentions, où Araminte se trouve perturbée par l’apparition de Dorante, un homme à la fois respectueux de son statut et intriguant dans son attitude. Bien que l’entretien devrait porter sur le poste qu’il convoite, l’échange fait apparaître les premiers signes d’une tension amoureuse naissante, rendue d’autant plus complexe par le double langage de Dorante. Marivaux, par ce jeu de parole et de silence, parvient à poser les bases d’une intrigue où l’amour et les rapports de classe s’entrelacent, tout en laissant Araminte et Dorante naviguer dans une ambiguïté qui promet de se développer au fil de la pièce.