« C’était le vingt-septième soleil depuis notre départ des cabanes : la lune de feu[16] avait commencé son cours, et tout annonçait un orage. Vers l’heure où les matrones indiennes suspendent la crosse du labour aux branches du savinier et où les perruches se retirent dans le creux des cyprès, le ciel commença à se couvrir. Les voix de la solitude s’éteignirent, le désert fit silence et les forêts demeurèrent dans un calme universel. Bientôt les roulements d’un tonnerre lointain, se prolongeant dans ces bois aussi vieux que le monde, en firent sortir des bruits sublimes. Craignant d’être submergés, nous nous hâtâmes de gagner le bord du fleuve, et de nous retirer dans une forêt.
« Ce lieu était un terrain marécageux. Nous avancions avec peine sous une voûte de smilax, parmi des ceps de vigne, des indigos, des faséoles, des lianes rampantes, qui entravaient nos pieds comme des filets. Le sol spongieux tremblait autour de nous, et à chaque instant nous étions près d’être engloutis dans des fondrières. Des insectes sans nombre, d’énormes chauves-souris nous aveuglaient ; les serpents à sonnette bruissaient de toutes parts, et les loups, les ours, les carcajous, les petits tigres, qui venaient se cacher dans ces retraites, les remplissaient de leurs rugissements.
« Cependant l’obscurité redouble : les nuages abaissés entrent sous l’ombrage des bois. La nue se déchire, et l’éclair trace un rapide losange de feu. Un vent impétueux sorti du couchant, roule les nuages sur les nuages ; les forêts plient, le ciel s’ouvre coup sur coup, et à travers ses crevasses on aperçoit de nouveaux cieux et des campagnes ardentes. Quel affreux, quel magnifique spectacle ! La foudre met le feu dans les bois ; l’incendie s’étend comme une chevelure de flammes ; des colonnes d’étincelles et de fumée assiègent les nues, qui vomissent leurs foudres dans le vaste embrasement. Alors le grand Esprit couvre les montagnes d’épaisses ténèbres ; du milieu de ce vaste chaos s’élève un mugissement confus formé par le fracas des vents, le gémissement des arbres, le hurlement des bêtes féroces, le bourdonnement de l’incendie et la chute répétée du tonnerre qui siffle en s’éteignant dans les eaux.
« Le grand Esprit le sait ! Dans ce moment je ne vis qu’Atala, je ne pensai qu’à elle. Sous le tronc penché d’un bouleau, je parvins à la garantir des torrents de la pluie. Assis moi-même sous l’arbre, tenant ma bien-aimée sur mes genoux, et réchauffant ses pieds nus entre mes mains, j’étais plus heureux que la nouvelle épouse qui sent pour la première fois son fruit tressaillir dans son sein.
« Nous prêtions l’oreille au bruit de la tempête ; tout à coup je sentis une larme d’Atala tomber sur mon sein : « Orage du cœur, m’écriai-je, est-ce une goutte de votre pluie ? » Puis, embrassant étroitement celle que j’aimais : « Atala, lui dis-je, vous me cachez quelque chose. Ouvre-moi ton cœur, ô ma beauté ! cela fait tant de bien quand un ami regarde dans notre âme ! Raconte-moi cet autre secret de la douleur, que tu t’obstines à taire. Ah ! je le vois, tu pleures ta patrie. » Elle repartit aussitôt : « Enfant des hommes, comment pleurerais-je ma patrie, puisque mon père n’était pas du pays des palmiers ! — Quoi, répliquai-je avec un profond étonnement, votre père n’était point du pays des palmiers ! Quel est donc celui qui vous a mise sur cette terre ? Répondez. » Atala dit ces paroles :
« Avant que ma mère eût apporté en mariage au guerrier Simaghan trente cavales, vingt buffles, cent mesures d’huile de glands, cinquante peaux de castors et beaucoup d’autres richesses, elle avait connu un homme de la chair blanche. Or, la mère de ma mère lui jeta de l’eau au visage, et la contraignit d’épouser le magnanime Simaghan, tout semblable à un roi et honoré des peuples comme un Génie. Mais ma mère dit à son nouvel époux : « Mon ventre a conçu ; tuez-moi. » Simaghan lui répondit : « Le grand Esprit me garde d’une si mauvaise action ! Je ne vous mutilerai point, je ne vous couperai point le nez ni les oreilles, parce que vous avez été sincère et que vous n’avez point trompé ma couche. Le fruit de vos entrailles sera mon fruit, et je ne vous visiterai qu’après le départ de l’oiseau de rizière, lorsque la treizième lune aura brillé. » En ce temps-là, je brisai le sein de ma mère et je commençai à croître, fière comme une Espagnole et comme une sauvage. Ma mère me fit chrétienne, afin que son Dieu et le Dieu de mon père fût aussi mon Dieu. Ensuite le chagrin d’amour vint la chercher, et elle descendit dans la petite cave garnie de peaux d’où l’on ne sort jamais. »
Telle fut l’histoire d’Atala. « Et quel était donc ton père, pauvre orpheline ? lui dis-je ; comment les hommes l’appelaient-ils sur la terre et quel nom portait-il parmi les Génies ? — Je n’ai jamais lavé les pieds de mon père, dit Atala ; je sais seulement qu’il vivait avec sa sœur à Saint-Augustin et qu’il a toujours été fidèle à ma mère : Philippe était son nom parmi les anges, et les hommes le nommaient Lopez. »
« À ces mots je poussai un cri qui retentit dans toute la solitude ; le bruit de mes transports se mêla au bruit de l’orage. Serrant Atala sur mon cœur, je m’écriai avec des sanglots : « Ô ma sœur ! ô fille de Lopez ! fille de mon bienfaiteur ! » Atala, effrayée, me demanda d’où venait mon trouble ; mais quand elle sut que Lopez était cet hôte généreux qui m’avait adopté à Saint-Augustin, et que j’avais quitté pour être libre, elle fut saisie elle-même de confusion et de joie.
« C’en était trop pour nos cœurs que cette amitié fraternelle qui venait nous visiter et joindre son amour à notre amour. Désormais les combats d’Atala allaient devenir inutiles ; en vain je la sentis porter une main à son sein et faire un mouvement extraordinaire : déjà je l’avais saisie, déjà je m’étais enivré de son souffle, déjà j’avais bu toute la magie de l’amour sur ses lèvres. Les yeux levés vers le ciel, à la lueur des éclairs, je tenais mon épouse dans mes bras en présence de l’Éternel. Pompe nuptiale, digne de nos malheurs et de la grandeur de nos amours ; superbes forêts qui agitiez vos lianes et vos dômes comme les rideaux et le ciel de notre couche, pins embrasés qui formiez les flambeaux de notre hymen, fleuve débordé, montagnes mugissantes, affreuse et sublime nature, n’étiez-vous donc qu’un appareil préparé pour nous tromper, et ne pûtes-vous cacher un moment dans vos mystérieuses horreurs la félicité d’un homme ?
« Atala n’offrait plus qu’une faible résistance ; je touchais au moment du bonheur quand tout à coup un impétueux éclair, suivi d’un éclat de la foudre, sillonne l’épaisseur des ombres, remplit la forêt de soufre et de lumière et brise un arbre à nos pieds. Nous fuyons. Ô surprise !… dans le silence qui succède nous entendons le son d’une cloche ! Tous deux interdits, nous prêtons l’oreille à ce bruit, si étrange dans un désert. À l’instant un chien aboie dans le lointain ; il approche, il redouble ses cris, il arrive, il hurle de joie à nos pieds ; un vieux solitaire portant une petite lanterne le suit à travers les ténèbres de la forêt. « La Providence soit bénie ! s’écria-t-il aussitôt qu’il nous aperçut. Il y a bien longtemps que je vous cherche ! Notre chien vous a sentis dès le commencement de l’orage, et il m’a conduit ici. Bon Dieu ! comme ils sont jeunes ! Pauvres enfants ! comme ils ont dû souffrir ! Allons ! j’ai apporté une peau d’ours, ce sera pour cette jeune femme ; voici un peu de vin dans notre calebasse. Que Dieu soit loué dans toutes ses œuvres ! sa miséricorde est bien grande, et sa bonté est infinie ! »
« Atala était aux pieds du religieux : « Chef de la prière, lui disait-elle, je suis chrétienne. C’est le ciel qui t’envoie pour me sauver. — Ma fille, dit l’ermite en la relevant, nous sonnons ordinairement la cloche de la mission pendant la nuit et pendant les tempêtes pour appeler les étrangers, et, à l’exemple de nos frères des Alpes et du Liban, nous avons appris à notre chien à découvrir les voyageurs égarés. » Pour moi, je comprenais à peine l’ermite ; cette charité me semblait si fort au-dessus de l’homme, que je croyais faire un songe. À la lueur de la petite lanterne que tenait le religieux, j’entrevoyais sa barbe et ses cheveux tout trempés d’eau ; ses pieds, ses mains et son visage étaient ensanglantés par les ronces. « Vieillard, m’écriai-je enfin, quel cœur as-tu donc, toi qui n’as pas craint d’être frappé de la foudre ? — Craindre ! repartit le père avec une sorte de chaleur ; craindre, lorsqu’il y a des hommes en péril et que je puis leur être utile ! je serais donc un bien indigne serviteur de Jésus-Christ ! — Mais sais-tu, lui dis-je, que je ne suis pas chrétien ? — Jeune homme, répondit l’ermite, vous ai-je demandé votre religion ? Jésus-Christ n’a pas dit : « Mon sang lavera celui-ci, et non celui-là. » Il est mort pour le Juif et le gentil, et il n’a vu dans tous les hommes que des frères et des infortunés. Ce que je fais ici pour vous est fort peu de chose, et vous trouveriez ailleurs bien d’autres secours ; mais la gloire n’en doit point retomber sur les prêtres. Que sommes-nous, faibles solitaires, sinon de grossiers instruments d’une œuvre céleste ? Eh ! quel serait le soldat assez lâche pour reculer lorsque son chef, la croix à la main et le front couronné d’épines, marche devant lui au secours des hommes ? »
« Ces paroles saisirent mon cœur ; des larmes d’admiration et de tendresse tombèrent de mes yeux. « Mes chers enfants, dit le missionnaire, je gouverne dans ces forêts un petit troupeau de vos frères sauvages. Ma grotte est assez près d’ici dans la montagne ; venez vous réchauffer chez moi ; vous n’y trouverez pas les commodités de la vie, mais vous y aurez un abri, et il faut encore en remercier la bonté divine, car il y a bien des hommes qui en manquent. »
Résumé
Dans cet extrait Chactas et Atala traversent une forêt marécageuse en pleine tempête. La nature déchaînée est décrite dans toute sa majesté, avec des éclairs, le tonnerre et des incendies. Au cœur de ce chaos, Chactas trouve du bonheur dans la proximité avec Atala, qu'il protège. Dans cet instant intime, Atala révèle l'histoire de ses origines : elle est la fille d'une Indienne et d'un Espagnol nommé Lopez, qui s'était distingué par sa générosité. Cette révélation bouleverse Chactas, car Lopez l'avait autrefois recueilli. L'amour entre Chactas et Atala devient plus intense, mais au moment où leur union semble inévitable, la tempête est interrompue par une cloche annonçant la présence d'un ermite. L'intervention divine symbolisée par l'ermite sauve les jeunes gens, ramenant Atala à sa foi chrétienne et interrompant leur élan amoureux.
Commentaire composé
François-René de Chateaubriand, figure de proue du romantisme naissant, s’impose dans la littérature française par une prose poétique mêlant nature, spiritualité et tourments de l’âme. Publié en 1801, Atala est un roman qui s’inscrit pleinement dans ce courant littéraire, illustrant l’exaltation des sentiments et la communion mystique entre l’homme et la nature. L’extrait étudié, marqué par trois coups de tonnerre successifs, déploie une tension dramatique où s’entrelacent le pouvoir des éléments, la révélation intime et la transcendance religieuse. Nous nous interrogerons sur la manière dont ces trois coups de tonnerre structurent le passage en mettant en lumière la fusion entre la nature et l’homme, la révélation bouleversante d’Atala et enfin l’éveil spirituel qui confère au texte une portée universelle.
I. Le coup de tonnerre de la nature : une symphonie romantique
Dès l’ouverture de l’extrait, Chateaubriand dépeint une nature majestueuse et menaçante, qui semble refléter l’état d’âme des personnages. L’orage imminent s’annonce par une accumulation de signes : « le ciel commença à se couvrir », « les voix de la solitude s’éteignirent », créant une atmosphère de silence prémonitoire. Loin d’être un simple décor, la nature devient actrice du drame, en parfaite correspondance avec l’agitation intérieure des personnages.
Le champ lexical de la tempête (« vent impétueux », « foudre », « incendie ») confère au paysage une dimension sublime, où la beauté se mêle à la terreur. La métaphore de « la chevelure de flammes » donne à l’incendie une figure quasi mythologique, tandis que la « chute répétée du tonnerre » compose une symphonie cosmique. Chateaubriand inscrit ainsi son récit dans la grande tradition romantique où la nature exprime l’invisible et devient miroir de l’âme humaine.
II. Le coup de tonnerre de la révélation : la déchirure intime
Au cœur de cet éclat apocalyptique survient une autre secousse, plus intime mais non moins dévastatrice : la révélation des origines d’Atala. La larme silencieuse versée par l’héroïne annonce l’orage du cœur que René pressent : « Orage du cœur, est-ce une goutte de votre pluie ? ». La question rhétorique traduit la fusion entre la tempête intérieure et le cataclysme naturel, accentuant l’effet de surprise.
La confession d’Atala, mêlant fierté et douleur, rompt l’équilibre du récit. L’usage du discours direct donne à ce moment une intensité poignante, tandis que les figures de répétition (« Mon ventre a conçu ; tuez-moi ») soulignent la souffrance tragique de sa mère. La révélation d’une filiation hybride, « fière comme une Espagnole et comme une sauvage », fait vaciller les repères identitaires et rapproche Atala de René par le lien inattendu de la fraternité.
III. Le coup de tonnerre religieux : la cloche du salut
La dernière secousse, la plus douce et la plus spirituelle, survient dans le silence qui succède à la fureur des éléments. Le son de la cloche, écho du sacré, apparaît comme une intervention divine interrompant l’élan passionnel des deux amants. La nature, si tumultueuse quelques instants plus tôt, devient le théâtre d’une épiphanie.
La phrase : « Mon sang lavera celui-ci, et non celui-là » résonne comme une proclamation universelle, rappelant la rédemption chrétienne. Le contraste entre la violence des forces naturelles et la douceur du message évangélique donne à ce coup de tonnerre une portée métaphysique. L’opposition entre « l’homme » et « l’infortuné » souligne l’idée d’une humanité unifiée dans la souffrance, thème fondamental du christianisme romantique.
Cet extrait d’Atala révèle toute la puissance du style de Chateaubriand, mêlant lyrisme, souffle épique et profondeur spirituelle. À travers la triple séquence des coups de tonnerre, l’auteur tisse une trame où se rejoignent les grands thèmes du romantisme : la fusion de l’homme avec la nature, le déchirement intérieur et la quête d’absolu. Le recours à une langue poétique, riche en images et en figures de style, confère au passage une beauté solennelle qui dépasse la simple narration pour toucher à l’universel. Ainsi, Chateaubriand érige la nature et la révélation en symboles de la destinée humaine, dans un mouvement où le sublime côtoie l’infini.