Après ma troisième rechute, je vis par la vue intérieure mon cerveau gluant et en replis, je vis macroscopiquement ses lobes et ses centres dont presque aucun ne fonctionnait plus et je m'attendais plutôt à voir pus ou tumeur s'y former.
Comme je cherchais un lobe qui fût encore en bonne santé, j'en vis un, que le ratatinement des autres démasqua.
Il était en pleine activité et des plus dangereuses, en effet c'était un lobe à monstres. Plus je le vis, plus j'en fus sûr.
C'était le lobe aux monstres, habituellement réduit à un état inactif, qui dans la défaillance des autres lobes, tout à coup par une puissante suppléance, me fournissait en vie ; mais c'était, soudée à la mienne, la vie des monstres. Or j'avais déjà eu dans toute ma vie, le plus grand mal à les tenir en rang subalterne.
Peut-être étaient-ce à présent les ultimes tentatives de mon être pour survivre. Sur quelles monstruosités je pris appui (et de quelle façon !), je n'oserais pas le dire. Qui aurait cru que je tenais ainsi à ce point à la vie ?
De monstres en monstres, de chenilles en larves géantes, j'allais me raccrochant...
Henri Michaux
Introduction
Henri Michaux, poète et écrivain belge du XXe siècle, explore dans ses œuvres les limites de l'esprit et les territoires inconnus du psychisme humain. Dans Le lobe à monstres (recueil Epreuves, Exorcisme, 1946), Michaux nous plonge dans un univers où le corps et l’esprit se confondent, où la conscience se trouble et où les frontières entre la vie et la mort deviennent floues. À travers le poème, l’auteur met en lumière l’angoisse existentielle et la dépendance étrange de l'individu à son propre psychisme. Ce poème, où le lobe cérébral devient un terrain de combat intérieur, illustre une lutte sur le fil du rasoir entre la vie et la monstruosité. Nous analyserons, dans ce commentaire composé, la façon dont Michaux explore l’idée du monstre intérieur, la défaillance du corps et la survie à travers la monstruosité.
1. Le lobe à monstres : Métaphore de la dégradation mentale
Dans le poème, Michaux nous invite à une exploration intime de son esprit, métaphorisé par le cerveau. L'évocation du cerveau gluant et en replis, "mon cerveau gluant et en replis", avec ses lobes dégradés, donne l'impression d'une dégradation physique et mentale simultanée. Cette description macabre de l'intérieur du corps rappelle la défaillance du corps humain, mais elle va plus loin en mettant en scène une vision presque surnaturelle de la dégradation. Les lobes, habituellement en activité, deviennent des espaces dévastés où la vie semble en suspens, où il ne reste plus que des reliques de l'existence. Ce "lobe à monstres", qui "fournissait en vie", est une métaphore de la survie par la monstruosité, suggérant que la vie n’est plus qu’un combat pour exister, avec des moyens inacceptables et dégradants. La dégradation physique devient un terrain d’émergence pour l’abomination, un monde où les monstres sont la seule réponse possible à la chute des autres lobes. Michaux met en lumière ici l’aspect presque inéluctable du déclin mental, où même les ressources les plus sombres du cerveau sont invoquées pour maintenir une forme de vie.
2. La monstruosité intérieure : Une forme de survie désespérée
Le "lobe à monstres" n’est pas seulement un symbole de dégradation, mais aussi de survie. À mesure que les autres lobes du cerveau défaillent, ce lobe particulier devient l'unique source d’énergie vitale, mais à un prix. Le poète reconnaît que "c'était, soudée à la mienne, la vie des monstres", une vie qu’il n’a pas choisie, mais qui devient nécessaire pour sa survie. Les "monstres" ici représentent non seulement des figures effrayantes mais aussi des aspects de l’être humain, des pulsions primaires, des instincts brutaux que l’individu ne peut réprimer, mais qui deviennent essentiels à sa propre existence. Michaux ne craint pas de confronter cette vérité : sa survie dépend d’une monstruosité intérieure qu’il n’ose même pas pleinement comprendre. Cette idée d'un "appui" sur les monstruosités, de "chenilles en larves géantes", montre comment l’individu, dans un ultime effort pour tenir bon, se raccroche à ce qu’il y a de plus dégradé en lui, pour éviter la chute. C’est là un paradoxe fascinant : la survie passe par la monstruosité, et Michaux, avec une grande lucidité, admet sa dépendance à cette force obscure.
3. Le rôle du monstrueux dans la perception de soi : Un acte de résilience paradoxale
Au-delà de la simple survie, le poème interroge la manière dont l’individu perçoit et accepte ses propres monstres intérieurs. Michaux écrit : “De monstres en monstres, de chenilles en larves géantes, j’allais me raccrochant”. Cette progression de monstres semble décrire un processus de résilience : l’individu fait face à une succession d’images horribles, de formes de plus en plus grotesques, mais continue néanmoins à s’accrocher. Ce mouvement de résistance à la monstruosité, tout en étant en harmonie avec elle, révèle la tension qui existe entre l’acceptation de soi et le rejet de ce qui est inacceptable. L’acceptation des monstres comme moyen de survie semble être une forme de résilience paradoxale. Là où d’autres pourraient sombrer dans la folie ou l’autodestruction, le poète choisit d’avancer, de s’accrocher aux "larves géantes" de son esprit, montrant ainsi que même la monstruosité peut devenir un instrument de préservation. L’image de l'individu se raccrochant à ces formes dégradées pourrait symboliser la quête de sens dans un monde intérieur chaotique, où la monstruosité est vue non pas comme une fin, mais comme un moyen de tenir.
Conclusion
Dans Le lobe à monstres, Henri Michaux nous livre une réflexion saisissante sur l’intérieur de l’esprit humain, la dégradation physique et mentale, et la monstruosité comme forme de survie. Par l’intermédiaire de l’image d’un lobe cérébral infecté, l’auteur explore la frontière floue entre la vie et la mort, entre l’humain et le monstrueux. Michaux, en faisant de la monstruosité une condition nécessaire à l’existence, nous invite à repenser notre propre relation avec nos parts d’ombre. Le poème est une interrogation sur la résilience face à l’effondrement intérieur et sur l'acceptation paradoxale des parts les plus sombres de notre être. La monstruosité, loin d’être un simple repoussoir, devient ainsi un élément constitutif de la survie, un appui sur lequel il faut s’appuyer pour continuer à vivre, même dans un état de décomposition mentale et physique.