Les Caractères, La Bruyère (1688-1696)
Chapitre IX, « Des Grands »
« Pamphile »
Pamphile ne s'entretient pas avec les gens qu'il rencontre dans les salles ou dans les cours : si l'on en croit sa gravité et l'élévation de sa voix, il les reçoit, leur donne audience, les congédie ; il a des termes tout à la fois civils et hautains, une honnêteté impérieuse et qu'il emploie sans discernement ; il a une fausse grandeur qui l'abaisse, et qui embarrasse fort ceux qui sont ses amis, et qui ne veulent pas le mépriser.
Un Pamphile est plein de lui-même, ne se perd pas de vue, ne sort point de l'idée de sa grandeur, de ses alliances, de sa charge, de sa dignité ; il ramasse, pour ainsi dire, toutes ses pièces, s'en enveloppe pour se faire valoir ; il dit : Mon ordre, mon cordon bleu ; il l'étale ou il le cache par ostentation. Un Pamphile en un mot veut être grand, il croit l'être ; il ne l'est pas, il est d'après un grand. Si quelquefois il sourit à un homme du dernier ordre, à un homme d'esprit, il choisit son temps si juste, qu'il n'est jamais pris sur le fait : aussi la rougeur lui monterait-elle au visage s'il était malheureusement surpris dans la moindre familiarité avec quelqu'un qui n'est ni opulent, ni puissant, ni ami d'un ministre, ni son allié, ni son domestique. Il est sévère et inexorable à qui n'a point encore fait sa fortune. Il vous aperçoit un jour dans une galerie, et il vous fuit ; et le lendemain, s'il vous trouve en un endroit moins public, ou s'il est public, en la compagnie d'un grand, il prend courage, il vient à vous, et il vous dit : Vous ne faisiez pas hier semblant de nous voir. Tantôt il vous quitte brusquement pour joindre un seigneur ou un premier commis ; et tantôt s'il les trouve avec vous en conversation, il vous coupe et vous les enlève. Vous l'abordez une autre fois, et il ne s'arrête pas ; il se fait suivre, vous parle si haut que c'est une scène pour ceux qui passent. Aussi les Pamphiles sont-ils toujours comme sur un théâtre : gens nourris dans le faux, et qui ne haïssent rien tant que d'être naturels ; vrais personnages de comédie, des Floridors, des Mondoris.
On ne tarit point sur les Pamphiles : ils sont bas et timides devant les princes et les ministres ; pleins de hauteur et de confiance avec ceux qui n'ont que de la vertu ; muets et embarrassés avec les savants ; vifs, hardis et décisifs avec ceux qui ne savent rien. Ils parlent de guerre à un homme de robe, et de politique à un financier ; ils savent l'histoire avec les femmes ; ils sont poètes avec un docteur, et géomètres avec un poète. De maximes, ils ne s'en chargent pas ; de principes, encore moins : ils vivent à l'aventure, poussés et entraînés par le vent de la faveur et par l'attrait des richesses. Ils n'ont point d'opinion qui soit à eux, qui leur soit propre ; ils en empruntent à mesure qu'ils en ont besoin ; et celui à qui ils ont recours n'est guère un homme sage, ou habile, ou vertueux : c'est un homme à la mode.
Dans Les Caractères (1688-1696), œuvre emblématique de la littérature morale classique, Jean de La Bruyère propose une critique acerbe de la société de son époque, en particulier de ses élites et de leurs travers. Le chapitre IX, intitulé « Des Grands », s’intéresse à la prétention et aux comportements des individus qui se considèrent comme supérieurs. À travers le portrait de Pamphile, La Bruyère nous offre une illustration parfaite de l'hypocrisie et de la vanité des personnes qui cherchent à se donner une image de grandeur, en dehors de toute réalité tangible. Ce personnage symbolise l'illusion sociale et l'artifice dans les rapports humains.
Pamphile est d'abord présenté comme un individu obsédé par son apparence sociale et ses relations extérieures. La Bruyère souligne son comportement rigide et distant : "Il ne s'entretient pas avec les gens qu'il rencontre dans les salles ou dans les cours". Ce premier jugement met en lumière l'attitude de Pamphile, qui choisit soigneusement ses interlocuteurs et ne se mêle qu’à ceux qu'il considère dignes de son attention. La politesse de Pamphile est décrite comme hautaine, comme en témoignent les expressions "civils et hautains", ainsi que "une honnêteté impérieuse". Il se donne des airs de grandeur, mais cette posture est artificielle et maladroite. Au fond, il ne fait que chercher à paraître grand aux yeux des autres, et non à l’être réellement.
Le personnage de Pamphile incarne cette fâcheuse tendance à vouloir se valoriser à travers des symboles extérieurs, comme en témoigne sa répétée mention de "mon ordre, mon cordon bleu", des éléments qui, dans la société de l'époque, étaient des signes de distinction sociale. Ces attributs sont utilisés pour se faire valoir, mais ils ne cachent qu'une misère intérieure : celle de l'absence de véritable grandeur. La Bruyère montre ainsi qu'un tel individu, tout en se donnant une contenance, n'est rien de plus qu'un "bas et timide" serviteur des puissants.
L'un des aspects les plus frappants du portrait de Pamphile est son comportement fluctuants en fonction des situations sociales. Selon l’auteur, "les Pamphiles sont toujours comme sur un théâtre" et leur vie est une mise en scène. En effet, Pamphile oscille entre une soumission déconcertante face aux grands de ce monde, et une arrogance insupportable avec ceux qu'il considère comme inférieurs.
Lorsque Pamphile se trouve en présence de "princes et ministres", il est "bas et timide". Ce contraste frappant entre son attitude déférente et son comportement condescendant vis-à-vis des autres révèle la fragilité de son statut. Pamphile se définit uniquement par ses relations et son appartenance à un groupe social ou politique, et non par sa propre dignité ou ses actions. Il a besoin de la reconnaissance des autres pour se sentir exister. En revanche, lorsqu'il se trouve dans des situations moins prestigieuses, il devient "plein de hauteur et de confiance". Ce dédoublement de personnalité est symptomatique du vide intérieur de Pamphile, qui se cherche sans jamais se trouver.
Pamphile est un personnage dépourvu de toute authenticité. Il "n'a point d'opinion qui soit à lui, qui lui soit propre" et emprunte ses idées à ceux qui lui paraissent influents ou utiles. Ce manque de constance dans ses croyances et ses opinions le rend tout à fait inauthentique. Là où une personne digne serait fidèle à ses principes, Pamphile se laisse emporter par les vents du moment, en fonction des relations qu'il entretient.
Sa propension à discuter de sujets qu'il ne maîtrise pas – "Il parle de guerre à un homme de robe, et de politique à un financier", par exemple – met en évidence son opportunisme intellectuel. Pamphile, bien qu'il ne possède ni savoir, ni compétences, se laisse emporter par le désir de briller en société. Il se préoccupe de paraître plutôt que d'être. Le comique de cette situation réside dans le fait qu’il se montre un expert dans des domaines qu’il ne connaît nullement, et son discours vide est ce qui fait sa vanité. Il se montre "poète avec un docteur", "géomètre avec un poète", mais sa fausse érudition ne convainc personne de sa véritable valeur.
À travers Pamphile, La Bruyère dresse un portrait sévère de la société de son époque. Pamphile est un homme sans substance, qui se construit exclusivement sur des apparences et des relations de pouvoir. Son comportement, en décalage total avec la réalité, est le reflet de l’hypocrisie qui règne parmi les grandes personnes de la société. La critique sociale se fait plus aiguë lorsqu’il est précisé que Pamphile "vit à l'aventure, poussé et entraîné par le vent de la faveur et par l'attrait des richesses". Cette phrase met en lumière l’inconstance des individus qui ne s'attachent qu'aux avantages matériels et au prestige social, sans considération pour la morale ou les valeurs humaines.
L’ironique "les Pamphiles sont des personnages de comédie" accentue la perception de ces individus comme des marionnettes sociales, obsédées par leur statut. Ils sont incapables de sincérité, de réflexion personnelle ou d’authenticité.
Le portrait de Pamphile dans Les Caractères est une satire acerbe de la vanité et de l’hypocrisie qui régnaient dans la société aristocratique du XVIIe siècle. À travers ce personnage, La Bruyère nous invite à réfléchir sur les dangers du paraître, de l’opportunisme et de l’absence d’identité propre. Pamphile incarne l’homme guidé par la seule quête de l’apparence et du pouvoir, un individu dénué de profondeur et incapable de vivre de manière authentique. Cette critique des faux-semblants et des travers sociaux demeure d'une grande pertinence, montrant que les préoccupations de la société de La Bruyère sont loin d'être étrangères aux enjeux contemporains de la superficialité et du conformisme social.