Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible1,
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;
Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide2 au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! - Rapide, avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Remember ! Souviens-toi, prodigue3 ! Esto memor4 !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre5, sont des gangues6
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide7
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir8 même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »
Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal
Le poème L'Horloge est un des derniers poèmes de la section Spleen et Idéal dans Les Fleurs du mal. Il est centré sur le thème du temps, une notion omniprésente dans le recueil, et prend la forme d'un avertissement, une invocation au souvenir de la fuite inexorable du temps. À travers ce poème, Baudelaire personnifie le temps, le rendant à la fois une force menaçante et un bourreau implacable.
Le poème est composé de six strophes de quatre vers, soit un total de 24 vers, un nombre symbolique qui rappelle les 24 heures de la journée. Cette structure reflète le passage du temps et la précision implacable du mécanisme de l'horloge. Baudelaire utilise les alexandrins, renforçant ainsi la solennité et le rythme inéluctable du temps.
La Personnification du Temps
Le poème commence par une apostrophe à l'horloge, qu'il décrit comme un "dieu sinistre, effrayant, impassible". L'horloge devient une figure presque divine, une entité supérieure qui menace l'humanité par son pouvoir destructeur. Le "doigt" de l'horloge "nous menace et nous dit : Souviens-toi", comme si le temps nous rappelait constamment notre condition éphémère.
“Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi / Se planteront bientôt comme dans une cible” : le temps ne laisse aucune place à l'espoir, la souffrance et les regrets finissent par marquer le cœur humain, à l'image d'une cible percée.
La Fugacité du Plaisir
Le poème met en lumière la fuite rapide du plaisir face à l'inexorabilité du temps :
“Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon / Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse”.
Le plaisir est comparé à une sylphide, une créature éphémère et insaisissable, qui disparaît à l'instant où l'on cherche à la saisir. Ce mouvement de fuite illustre le caractère fugace du bonheur humain et la constante disparition des moments de joie.
Le Temps Comme Dévoreur
“Chaque instant te dévore un morceau du délice / A chaque homme accordé pour toute sa saison”.
Le temps est décrit ici comme un dévoreur, qui engloutit peu à peu les plaisirs et les instants précieux accordés à chaque individu au cours de sa vie. L’image de l’instant qui dévore et soustrait souligne le caractère inéluctable du passage du temps.
Le Souvenir et la Mort
Dans la deuxième strophe, le poème devient plus incisif :
“Trois mille six cents fois par heure, la Seconde / Chuchote : Souviens-toi !”.
Le Temps se fait insistant, chaque seconde devenant un rappel constant du caractère inévitable de la mort. Le temps est comparé à une trompe "immonde", un insecte qui aspire la vie, ce qui accentue l’aspect dévorant et dégradant du temps.
Le Temps Comme Jugement Implacable
Le temps est également un "joueur avide" qui gagne toujours sans tricher, insistant sur son caractère insurmontable. Il est comparé à un joueur de jeu de hasard qui, par ses lois, détruit inévitablement tout ce qu'il touche. “Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide” : la clepsydre (l'horloge à eau) se vide inexorablement, comme la vie de l'homme qui s'écoule sans retour.
Le Dernier Avertissement
Enfin, la dernière strophe évoque le "divin Hasard", la "Vertu", et le "Repentir", qui apparaissent comme des derniers recours avant la mort, symbolisant des tentatives tardives de rédemption ou de sens. Toutefois, Baudelaire clôt le poème par une note sévère : "Meurs, vieux lâche ! il est trop tard !", marquant l'irréversibilité du temps, et la futilité des regrets tardifs. Le temps, implacable, a déjà emporté tout espoir de salut.
Le poème L'Horloge de Baudelaire met en lumière l’angoisse face à l’inéluctabilité du temps. L’horloge est personnifiée comme un être destructeur qui ne fait pas de différence entre les plaisirs et les souffrances : tout est voué à disparaître sous son influence. La structure du poème, qui reflète le rythme du temps, et les images puissantes du dévorement et de la souffrance font de ce poème une réflexion poignante sur la fuite du temps et l’impossibilité de l’arrêter ou de le retenir. La mort et la perte sont des thèmes omniprésents, et Baudelaire nous met en garde contre l'illusion de l'immortalité ou de l’éternité, nous incitant à prendre conscience de la précieuse fugacité de la vie.