À peine ont-ils mis le pied dans la ville en pleurant la mort de leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs pas ; la mer s'élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont à l'ancre. Des tourbillons de flammes et de cendres couvrent les rues et les places publiques ; les maisons s'écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les fondements se dispersent ; trente mille habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous des ruines, Le matelot disait en sifflant et en jurant : « Il y aura quelque chose à gagner ici. -- Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène ? disait Pangloss. -- Voici le dernier jour du monde ! » s'écriait Candide. Le matelot court incontinent au milieu des débris, affronte la mort pour trouver de l'argent, en trouve, s'en empare, s'enivre, et, ayant cuvé son vin, achète les faveurs de la première fille de bonne volonté qu'il rencontre sur les ruines des maisons détruites et au milieu des mourants et des morts. Pangloss le tirait cependant par la manche. « Mon ami, lui disait-il, cela n'est pas bien, vous manquez à la raison universelle, vous prenez mal votre temps. -- Tête et sang ! répondit l'autre, je suis matelot et né à Batavia ; j'ai marché quatre fois sur le crucifix dans quatre voyages au Japon ; tu as bien trouvé ton homme avec ta raison universelle ! »
Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide ; il était étendu dans la rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss : « Hélas ! procure-moi un peu de vin et d'huile ; je me meurs. -- Ce tremblement de terre n'est pas une chose nouvelle, répondit Pangloss ; la ville de Lima éprouva les mêmes secousses en Amérique l'année passée ; même causes, même effets : il y a certainement une traînée de soufre sous terre depuis Lima jusqu'à Lisbonne. -- Rien n'est plus probable, dit Candide ; mais, pour Dieu, un peu d'huile et de vin. -- Comment, probable ? répliqua le philosophe ; je soutiens que la chose est démontrée. » Candide perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu d'eau d'une fontaine voisine.
Extrait du chapitre cinquième (5) de Candide - Voltaire
Dans cet extrait du Chapitre 5 de Candide, Voltaire poursuit sa critique acerbe de l’optimisme et des idées philosophiques de son époque, notamment à travers le personnage de Pangloss. La catastrophe naturelle (un tremblement de terre) qui frappe Lisbonne est l’occasion pour l’auteur de parodier la philosophie de la raison universelle et de dénoncer l'absurdité de certaines conceptions du monde. L’extrait met en lumière, à travers l’horreur et la violence de la catastrophe, les limites de l’optimisme et la déconnexion entre théorie philosophique et réalité concrète.
L’extrait commence par la description d’une catastrophe apocalyptique : un tremblement de terre qui secoue la ville, suivi de l’élévation de la mer, de la destruction des maisons, et de la mort de trente mille habitants. La scène de destruction est à la fois macabre et tragique. Voltaire y décrit une violence inouïe, les rues couvertes de flammes et de cendres, les maisons s’écroulant et les habitants écrasés sous les débris. Ces images de souffrance et de mort frappent le lecteur par leur brutalité et leur horreur. La catastrophe naturelle est ainsi une métaphore des inégalités et de l'absurdité de l’existence humaine, où l’homme, pris dans son monde de préoccupations futiles, semble impuissant face aux forces incontrôlables de la nature.
Voltaire utilise ce tremblement de terre comme un moyen de critiquer les prétendues "causes" que les philosophes, comme Pangloss, tentent de justifier pour expliquer des événements tragiques. Alors que les victimes de la catastrophe souffrent et meurent, les réactions des personnages sont d’une absurde indifférence.
La première réaction qui contraste avec la souffrance générale est celle du matelot. Ce dernier, loin d’être perturbé par la destruction et la mort qui l’entourent, semble y voir une opportunité pour réaliser un gain matériel. En sifflant et en jurant, il trouve de l’argent parmi les ruines et, dans une scène presque surréaliste, se précipite pour acheter les faveurs d’une « fille de bonne volonté » au milieu des débris humains. Cette attitude cynique et matérialiste est d'autant plus frappante qu’elle s’inscrit dans un contexte de souffrance extrême. Voltaire critique ici l’égoïsme humain et la manière dont certains individus profitent des catastrophes pour satisfaire leurs désirs personnels, sans se soucier des malheurs des autres. Le matelot incarne le pragmatisme de ceux qui cherchent à tirer profit de n’importe quelle situation, même la plus tragique.
Face à cette scène de destruction et à la souffrance qu’elle entraîne, Pangloss, le philosophe optimiste, tente d’expliquer la catastrophe en recourant à une théorie absurde. Selon lui, il existe une « raison universelle » qui justifie cet événement. Il déclare que le tremblement de terre à Lisbonne n’est qu’un phénomène répété d’une cause antérieure et qu’il est la conséquence de la « traînée de soufre sous terre » qui relie Lima à Lisbonne. L’explication de Pangloss, totalement déconnectée de la réalité et insensible aux souffrances humaines, est une satire acerbe de la philosophie optimiste. Voltaire se moque ici de la prétention des philosophes à vouloir tout expliquer par des théories rigides, sans tenir compte des souffrances réelles et des catastrophes qui frappent les êtres humains.
L’argument de Pangloss, selon lequel « même causes, même effets » est une manière de justifier la fatalité des événements et d’éviter de remettre en question l’ordre du monde. L’optimisme de Pangloss semble donc incompatible avec les horreurs du monde réel, où des catastrophes naturelles anéantissent des vies humaines. La situation de Candide, qui demande désespérément un peu de vin et d’huile pour calmer sa douleur, contraste avec l’attitude froide et dogmatique de Pangloss. Cette scène est l’une des nombreuses dans lesquelles Candide subit la brutalité du monde, tandis que Pangloss lui assène ses théories farfelues.
Candide, dans son état de souffrance, demande de l’aide à Pangloss, mais son professeur, tout en restant fidèle à son optimisme déraisonnable, lui réplique que la chose est « démontrée », et que tout cela fait partie d’un plan plus grand et nécessaire. La réplique de Pangloss, qui insiste sur la démonstration logique de sa philosophie même dans un moment de souffrance extrême, souligne le décalage entre la pensée théorique et la réalité vécue. Tandis que Candide est sur le point de mourir, Pangloss continue de défendre une vision du monde qui semble aveugle aux injustices et aux horreurs qui surviennent dans la vie des individus.
Voltaire utilise ici Candide pour incarner le lecteur qui, comme lui, peut se sentir frustré et perplexe face à l’optimisme aveugle de certaines philosophies. Candide, par sa réaction sincère à la douleur et à la souffrance, représente la quête de sens dans un monde où la logique de la raison universelle semble dénuée de compassion et d’empathie pour la condition humaine.
Cet extrait illustre la principale thématique de Candide : la critique de l’optimisme philosophique. À travers la catastrophe de Lisbonne, Voltaire dénonce l’absurdité de la philosophie de Pangloss, qui cherche à rationaliser et justifier des événements tragiques avec des explications futiles et déconnectées des réalités humaines. La scène de destruction et de souffrance dans la ville de Lisbonne met en lumière le décalage entre la théorie et la pratique, et l'absurdité d'une vision du monde qui néglige la souffrance humaine au profit d'une logique déshumanisante.
Voltaire invite le lecteur à remettre en question l’optimisme aveugle et à adopter une attitude plus réaliste et critique face aux événements du monde. Candide est une réflexion sur la condition humaine, qui cherche à démystifier les théories philosophiques qui cherchent à expliquer l’inexplicable, tout en exposant la souffrance et l’absurdité d’un monde où l’humanité semble souvent impuissante face à sa propre misère.