Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.
Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;
Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Le poème Les Chats, extrait du recueil Les Fleurs du mal (1857), est un sonnet qui fait l'éloge de cet animal tout en le présentant sous un jour presque mystique et noble. Contrairement à d'autres poèmes de Baudelaire où les femmes sont souvent comparées à des chats, ici l'animal semble être abordé de manière autonome, sans référence directe à la figure féminine. Ce poème invite à réfléchir sur la dualité des apparences et de la réalité, à travers la présentation du chat comme une créature à la fois douce et puissante, calme et mystérieuse.
Les Chats comme Créatures Nobles et Similaires aux Hommes
Les deux premiers quatrains présentent les chats comme des êtres majestueux, dignes et introspectifs, à la fois puissants et doux :
“Les amoureux fervents et les savants austères / Aiment également, dans leur mûre saison, / Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, / Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.”
Le poète établit un parallèle entre les chats, qui partagent des caractéristiques humaines, et les amoureux et les savants. Cette similitude souligne leur nature profonde et mystérieuse, loin de l’aspect vulgaire souvent attribué aux animaux.
Les Chats, Entre Science et Volupté
Dans le poème, Baudelaire associe le chat à la recherche du silence et de la solitude, qualités qu'il prête aussi aux intellectuels ou aux personnes de tempérament plus réfléchi. Le chat devient ainsi un symbole d’équilibre, une créature qui peut incarner à la fois la quête de connaissance et le désir sensuel :
“Amis de la science et de la volupté, / Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres.”
Le chat, dans ce sens, devient une métaphore de l’idéal de contemplation et de retraite intérieure.
Le Chat comme Symbole d’Indépendance et de Fierté
Le poème renforce l’image du chat comme un animal noble et indépendant, capable de refuser l’asservissement. Baudelaire écrit :
“L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres, / S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.”
Cette image évoque la majesté du chat, qui, même dans le royaume des ténèbres (Erèbe, le dieu grec des ténèbres), refuserait de servir. Le chat devient ainsi un symbole d’orgueil et d'autonomie, restant fidèle à son caractère et à ses propres désirs.
Les Chats et les Mystères de la Vie et de la Mort
Le poème s'achève sur une vision presque mystique du chat. Sa posture et son regard évoquent l’éternité et le secret :
“Ils prennent en songeant les nobles attitudes / Des grands sphinx allongés au fond des solitudes, / Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin.”
Les chats sont ici comparés à des sphinx antiques, des créatures énigmatiques, porteuses de mystère. Cette image de l'immobilité et du rêve sans fin renforce l'idée du chat comme un être à la fois distant et connecté à un monde mystérieux, hors de portée.
Les Chats comme Incarnation du Sublime
Enfin, Baudelaire termine le sonnet en décrivant les yeux des chats comme mystiques, porteurs d’étincelles magiques et de fragments d’or.
“Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques / Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin, / Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.”
Les yeux des chats deviennent ici des symboles de beauté, de pouvoir magique et de contemplation. Cette image évoque l’étrangeté et l’attrait irrésistible du chat, comme une créature sublime qui échappe à toute explication rationnelle.
Dans Les Chats, Baudelaire invite le lecteur à se questionner sur les apparences et leur profondeur. Le chat, d’apparence calme et doux, est en réalité un être complexe, mystérieux et puissant. Par son contraste entre douceur et majesté, entre tranquillité et force, le poème suggère que ce qui est visible en surface ne reflète pas toujours la véritable nature d'une chose ou d'une créature. Ainsi, Baudelaire nous pousse à regarder au-delà des apparences et à reconnaître la richesse et la profondeur cachées sous la surface.
Les Chats est un poème qui célèbre la noblesse de cet animal tout en explorant des thèmes plus profonds de mystère, d’autonomie et de beauté cachée. À travers cette figure, Baudelaire nous invite à réfléchir sur la dualité des apparences et des réalités sous-jacentes, tout en offrant une méditation poétique sur la majesté et l'indépendance. Les chats, loin d’être des créatures ordinaires, deviennent ici des symboles du sublime, de l’inaccessible et du mystérieux.