USBEK A IBBEN
A Smyrne.
Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos histoires d'un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu'il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir : il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son état. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairait le mieux : tant il fait cas de la politique orientale.
J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradictions qu'il m'est impossible de résoudre: par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts ; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut observer à la rigueur ; quoiqu'il fuie le tumulte des villes, et qu'il se communique peu, il n'est occupé depuis le matin jusqu'au soir qu'à faire parler de lui ; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes qu'il aurait sujet de le craindre à la tête d'une armée ennemie. Il n'est, je crois, jamais arrivé qu'à lui d'être en même temps comblé de plus de richesses qu'un prince n'en saurait espérer, et accablé d'une pauvreté qu'un particulier ne pourrait soutenir.
Il aime à gratifier ceux qui le servent ; mais il paie aussi libéralement les assiduités, ou plutôt l'oisiveté de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines : souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles : il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des grâces ; et, sans examiner si celui qu'il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel ; aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avait fui des lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.
Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments : il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui tous les trônes se renversent ; ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables.
A Paris, le 7 de la lune de Maharran, 1713.
Commentaire composé de l'extrait des Lettres persanes de Montesquieu (Usbek à Ibben)
Cet extrait des Lettres persanes, où Usbek décrit le roi de France, met en lumière les paradoxes et les contradictions qui caractérisent le gouvernement et le caractère du monarque français. À travers cette lettre, Montesquieu s'engage dans une critique subtile et ironique du pouvoir absolu et des institutions monarchiques, en soulignant l'absurdité de certaines décisions et comportements du roi, tout en réfléchissant à la nature de la souveraineté. La description du roi de France se fait à la fois par des observations concrètes et par une analyse de ses choix et de ses contradictions internes.
Usbek présente le roi de France comme un monarque aux qualités étonnantes, mais dont les décisions semblent empreintes de contradictions profondes. Le souverain est décrit comme régnant avec une autorité incontestée, capable de gouverner sa famille, sa cour, et son état avec une grande maîtrise. Cependant, les contradictions dans son caractère et son comportement viennent troubler cette image de puissance. Montesquieu, par le biais d'Usbek, met en évidence la distance entre la façade de pouvoir absolu et les réalités moins cohérentes de l’exercice du pouvoir.
Le roi, bien que très puissant, semble être un homme de paradoxes : il aime sa religion, mais n’accepte pas d’en observer rigoureusement les préceptes ; il préfère la politique orientale, mais gouverne à la manière occidentale ; il fuit les tumultes des villes, mais cherche constamment à être l'objet de l’attention publique. Ces contradictions sont le signe d'un monarque qui, bien qu’affichant un pouvoir absolu et incontesté, est intérieurement divisé et semble gouverner de manière erratique. En exposant ces contradictions, Montesquieu critique l'instabilité du pouvoir royal et la manière dont un souverain peut être déconnecté de la réalité de ses propres décisions.
Un autre aspect de la critique montesquienne concerne les choix de récompense du roi. Usbek souligne que le roi préfère souvent récompenser des courtisans insignifiants, dont les services sont futiles, plutôt que des généraux ou des ministres compétents. Il récompense parfois la flatterie et l’oisiveté avec autant de générosité que l’accomplissement de grandes victoires militaires. Ce favoritisme, qui semble guider la politique des récompenses royales, est une satire de la cour de France, où le pouvoir est souvent exercé par des individus de peu de mérite réel mais de grandes capacités à manipuler le monarque. Montesquieu critique la corruption du système de distribution des grâces royales, où l’apparence de loyauté ou la soumission au roi peut l’emporter sur des actions réellement méritoires.
Le choix du roi de favoriser des courtisans, qui lui apportent peu d’utilité mais qui entretiennent son égo, illustre l'absurdité de ce système où la compétence n'est pas la priorité. Cela reflète l’idée que, dans un système de pouvoir absolu, l'individu au sommet peut se laisser influencer par des considérations superficielles et des flatteries, négligeant ainsi l’intérêt de son royaume. Montesquieu dénonce cette forme de gouvernance basée sur le clientélisme et l’irrationalité, qui peut conduire à l’affaiblissement de l’État.
Le roi est aussi dépeint comme un homme qui, bien qu’il détienne un immense pouvoir matériel, vit dans un état de pauvreté intérieure ou morale. Usbek note que le roi "accablé d'une pauvreté qu'un particulier ne pourrait soutenir", ce qui semble paradoxal pour un monarque si riche. Cela pourrait être une critique subtile de l'isolement et de la solitude des monarques, qui, malgré leur richesse et leur pouvoir, sont pris dans des dilemmes internes et des conflits personnels. Montesquieu semble suggérer que la grandeur extérieure ne mène pas nécessairement à une richesse intérieure, et que la monarchie, malgré ses ressources matérielles inépuisables, peut manquer de sens ou de cohérence dans son administration.
L’aspect matériel du pouvoir est également critiqué à travers l’évocation des "trophées", des "statues" et de la "garde" du roi. Bien que son règne soit marqué par une abondance matérielle et symbolique (statues, armées, ressources), cette ostentation cache une vacuité, une sorte de "fausse grandeur" qui ne trouve pas son épanouissement dans l’intérêt du peuple ou de l’État, mais dans des spectacles et des démonstrations superficielles de puissance. En exposant cette façade de magnificence, Montesquieu remet en question l’efficacité réelle du pouvoir monarchique et la capacité de la monarchie à répondre aux véritables besoins de la société.
À travers le portrait du roi de France, Montesquieu ne se contente pas de faire un simple portrait satirique d'un monarque particulier, mais offre une critique plus large de l'absolutisme et de la gouvernance autoritaire. Loin de se contenter d’un simple jugement moral sur le roi, Montesquieu incite ses lecteurs à réfléchir sur la nature du pouvoir absolu, la corruption des courtisans, et l’illusion de grandeur qui peut caractériser les régimes monarchiques. L’absurdité des contradictions du roi et de ses choix politiques met en lumière les failles de l'absolutisme et invite à une remise en question des principes de gouvernance.
En conclusion, cet extrait des Lettres persanes met en lumière la contradiction du pouvoir royal, symbolisée par le roi de France, qui est à la fois le plus grand des souverains et le plus déconnecté de ses responsabilités réelles. Montesquieu, en exposant ces paradoxes, critique non seulement la monarchie absolue, mais aussi la manière dont le pouvoir peut se corrompre et se perdre dans des jeux de l’apparence, du favoritisme et de la vanité. L'exercice du pouvoir ne devrait pas être fondé sur des contradictions, mais sur une gestion rationnelle et équitable des ressources et des responsabilités.