C’était le tour de la Gueule-d’Or. Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse un regard plein de tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à grandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct, balancé et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de bastringue, les guibolles emportées par-dessus les jupes ; elle s’enlevait, retombait en cadence, comme une dame noble, l’air sérieux, conduisant quelque menuet ancien. Les talons de Fifine tapaient la mesure, gravement ; et ils s’enfonçaient dans le fer rouge, sur la tête du boulon, avec une science réfléchie, d’abord écrasant le métal au milieu, puis le modelant par une série de coups d’une précision rythmée. Bien sûr, ce n’était pas de l’eau-de-vie que la Gueule-d’Or avait dans les veines, c’était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce gaillard-là ! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur son front bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants, s’allumaient, lui éclairaient toute la figure de leurs fils d’or, une vraie figure d’or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne, blanc comme un cou d’enfant ; une poitrine vaste, large à y coucher une femme en travers ; des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d’un géant, dans un musée. Quand il prenait son élan, on voyait ses muscles se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau ; ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient ; il faisait de la clarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un bon Dieu. Vingt fois déjà, il avait abattu Fifine, les yeux sur le fer, respirant à chaque coup, ayant seulement à ses tempes deux grosses gouttes de sueur qui coulaient. Il comptait : vint-et-un, vingt-deux, vingt-trois. Fifine continuait tranquillement ses révérences de grande dame.
Emile Zola - L'assommoir
Dans cet extrait du chapitre 6 de L’Assommoir d’Émile Zola, la scène prend des airs d’épopée ouvrière où le travail à la forge devient une performance héroïque. Goujet, surnommé "la Gueule-d’Or", relève un défi qui transcende la simple tâche manuelle pour devenir une véritable démonstration de force, de maîtrise et de grandeur. Par le biais d’une écriture magnifiant les gestes ouvriers, Zola transforme une scène de travail en un spectacle à la fois poétique et symbolique. Nous analyserons cette scène à travers la glorification du travail comme héroïsme moderne, l’esthétique de la précision et du rythme, et l’incarnation mythique de Goujet en ouvrier modèle.
Dans cet extrait, Zola élève le labeur manuel au rang d’une épopée. Le défi relevé par Goujet, symbolisé par le maniement de "Fifine", son marteau, est décrit comme une lutte noble et puissante. Le champ lexical du classicisme – "cadence", "menuet", "science réfléchie" – confère une dignité artistique à cette tâche. La forge devient une scène théâtrale où l’ouvrier est l’acteur principal.
Goujet, présenté comme "un homme magnifique au travail", incarne la figure du héros ouvrier. Sa performance dépasse le simple geste professionnel : elle est un acte de dépassement de soi et de maîtrise totale de la matière, illustrant la grandeur que Zola voit dans le monde ouvrier, malgré ses dures réalités.
L’écriture de Zola met en avant la précision mécanique et rythmée des gestes de Goujet, comparés à une danse élégante. Les mouvements de "Fifine" sont décrits avec une métaphore féminine délicate, évoquant une "dame noble" qui exécute des "révérences de grande dame". Ce choix stylistique sublime le marteau, instrument de travail, en un symbole presque sacré de la symbiose entre l’homme et son outil.
Le comptage des coups – "vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois" – crée un effet sonore et visuel qui imite le balancier hypnotique du travail. Ce rythme reflète la discipline et l’endurance de Goujet, tout en soulignant la beauté d’un effort rigoureux et méthodique.
Goujet est dépeint comme un être presque surnaturel. Sa "belle barbe jaune" qui s’allume, son "cou pareil à une colonne" et ses "épaules et bras sculptés" évoquent une force divine et intemporelle. Il est assimilé à un "bon Dieu", rayonnant de lumière et de puissance.
Ce portrait idéalise Goujet non seulement comme un ouvrier modèle, mais aussi comme une figure de pureté morale et physique. Son "sang pur" et l’absence d’alcool dans ses veines le différencient des ouvriers corrompus par leurs vices, faisant de lui un symbole de vertu et d’intégrité. Sa performance devient un hommage à la capacité humaine de transformer le travail en art et en grandeur.
Dans cet extrait, Zola dépasse la simple description réaliste pour ériger une véritable célébration de l’effort ouvrier. Par une écriture rythmée, riche en métaphores et en symboles, il confère au travail de Goujet une dimension héroïque et poétique. Ce passage illustre la vision naturaliste de Zola, où le labeur quotidien peut révéler la grandeur et la noblesse des ouvriers, tout en incarnant les valeurs de discipline, de force et de beauté. Goujet devient ainsi une figure mythifiée, un modèle d’humanité éclairée par le feu de la forge.