La Princesse de Clèves Troisième partie
[…]
M. de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux sur elle, qu’il la vit à ses genoux, le visage couvert de larmes, et d’une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l’embrassant en la relevant : Ayez pitié de moi, vous-même, madame, lui dit-il, j’en suis digne, et pardonnez si, dans les premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue ; vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre : elle dure encore : je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, et je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre. Et qui est-il, madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? depuis quand vous plaît-il ? qu’a-t-il fait pour vous plaire ? quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché, par la pensée qu’il était incapable de l’être ; cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire ; j’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant ; mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini : vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, madame, je n’en abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari : mais, madame, achevez, et apprenez-moi qui est celui que vous voulez éviter. Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle ; je suis résolue de ne vous le pas dire, et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme.
Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678
Extrait : La Princesse de Clèves (1678), Mme de La Fayette
Troisième partie – La confession de Mme de Clèves
Dans La Princesse de Clèves, Mme de La Fayette explore les tensions entre devoir conjugal et passion amoureuse dans un cadre marqué par les codes rigides de la société aristocratique du XVIIe siècle. Cet extrait, emblématique du roman, relate la confession bouleversante de Mme de Clèves à son mari, où elle avoue la crainte d’éprouver des sentiments pour un autre homme. Ce passage illustre une rare intensité dramatique en mêlant sincérité, admiration et souffrance. Nous étudierons comment ce dialogue met en lumière l'héroïsme moral des personnages tout en soulignant la complexité des sentiments humains.
Cet échange entre Mme et M. de Clèves se distingue par sa profondeur émotionnelle et sa mise en scène dramatique.
Une confession exceptionnelle
Mme de Clèves incarne une héroïne d’une grande intégrité : « Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari. »
Sa posture physique, « à genoux », accentue l’intensité dramatique et l’humilité de sa démarche.
La souffrance et l’admiration de M. de Clèves
Le mari, dévasté, oscille entre douleur et respect : « Je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. »
L’opposition entre sa jalousie (« jalousie d’un mari et celle d’un amant ») et son admiration pour la sincérité de sa femme crée une tension poignante.
Le langage du cœur
Le registre pathétique domine : l’utilisation de termes comme « douleur », « malheureux », et « affliction » reflète les tourments des personnages.
Le dialogue est direct et vibrant, reflétant l’intensité des sentiments qui agitent les deux époux.
Ce passage illustre les idéaux moraux du XVIIe siècle, tout en exposant leurs limites face aux complexités des émotions humaines.
Le dilemme moral de Mme de Clèves
Mme de Clèves se montre fidèle non seulement dans ses actes, mais aussi dans ses pensées, en avouant une inclination qu’elle cherche à réprimer.
Sa décision de taire le nom de celui qu’elle craint d’aimer est une preuve de prudence et de vertu : « La prudence ne veut pas que je vous le nomme. »
Une conception moderne du mariage
Ce passage montre une conception du mariage fondée sur la confiance et la communication.
M. de Clèves reconnaît la noblesse de son épouse : « La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini. »
L’opposition entre devoir et passion
La souffrance de M. de Clèves résulte de cette opposition : il admire sa femme pour sa sincérité mais souffre de ne pas être l’objet de son amour.
Ce conflit prépare le terrain pour le drame ultérieur, en mettant en lumière l’incapacité de concilier les exigences du cœur et celles de la morale.
Mme de La Fayette démontre ici son talent pour sonder la complexité des émotions, entre amour, jalousie et estime.
Le mélange d’amour et de jalousie
M. de Clèves avoue : « J’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant. » Cette dualité reflète la profondeur de ses sentiments pour sa femme.
Sa souffrance est exacerbée par le fait qu’un autre homme a touché le cœur de Mme de Clèves, là où lui a échoué.
L’ambiguïté des sentiments
La confession de Mme de Clèves révèle son tiraillement intérieur : elle reconnaît son inclination tout en la condamnant.
Cette ambiguïté reflète une tension universelle entre les élans du cœur et les impératifs de la raison.
Un équilibre entre grandeur morale et vulnérabilité
Les personnages, bien qu’idéaux dans leur vertu, restent profondément humains.
Leur dialogue, empreint de respect et d’émotion, illustre leur dignité face à une situation tragique.
Cet extrait de La Princesse de Clèves constitue un moment clé du roman, où l’amour, la jalousie et la vertu se mêlent dans une scène d’une rare intensité émotionnelle. Par cette confession, Mme de La Fayette met en lumière la complexité des rapports humains et des passions, tout en soulignant les idéaux d’intégrité et de sincérité de son époque. Ce passage illustre la richesse psychologique et morale de l’œuvre, tout en annonçant les drames à venir, où le devoir triomphera inévitablement des désirs.